Prend-on plus ou moins de risque après un gros pot gagné ? Et après un gros pot perdu ?

Prend-on plus ou moins de risque après un gros pot gagné ? Et après un gros pot perdu ?

En 2009, trois chercheurs de la faculté de Ponoma en Californie ont publié une étude intitulée “Poker Player Behavior After Big Wins and Big Losses”. Ils ont analysé toutes les mains jouées en NL5000+ HU et 6-max durant les 5 premiers mois de 2008, au total +550000 mains afin de déterminer comment un un gros gain / une grosse perte impacte les joueurs.

Gros pot et prise de risques.

Décortiquons la question phare : “Prend-on plus ou moins de risques après un gros pot gagné ? Et après un gros pot perdu ?”
Définissons un “gros pot” comme supérieur ou égal à 20 big blindes.
Décrétons que “après” signifie “durant les 12 mains qui suivent”. (deux orbites en 6-max)
Remplaçons l’abstrait “prise de risques” par les stats bien connues que sont VPIP (Volontary Put $ In the Pot. c’est à dire le pourcentage de mains auquel prend part un joueur qui doit miser pour rentrer dans le coup) et AF (Agression Factor, qui se calcule par la formule (nombre de mises + nombre de relances) / (nombre de calls) )
Reformulée, la question devient : comment évoluent VPIP et AF d’un joueur venant de perdre / gagner un pot à +20bb dans les 12 mains qui suivent ?

Avant de commencer à répondre, considérons quelques objections.
Certes l’étude date de 2008, c’est-à-dire de l’antiquité du poker, mais elle concernait les plus grosses limites, les tendances observées alors sont sûrement encore valables aujourd’hui sur la plupart des tables. Chaque joueur réagit de manière différente à un gain ou une perte, voir ne réagit pas de la même façon tel jour que la veille, ce sont les moyennes qui nous intéressent.

Nous allons d’abord étudier plusieurs hypothèses plus ou moins crédibles, avant de comparer avec les résultats de l’étude. 

La confiance

On peut se dire qu’un joueur venant de gagner un gros pot se sent en confiance, plus compétent que la table et sera prêt à prendre plus de risque que d’habitude. Réciproquement, un joueur venant de perdre un pot conséquent se montrerait plus prudent.

L’erreur du parieur

L’erreur du parieur est le biais cognitif bien connu du monde des jeux d’argent consistant à croire qu’un événement positif ou chanceux doit être compensé par un événement négatif ou malchanceux. C’est le fameux “je viens de perdre deux flips de suite donc c’est sûr que je vais gagner le prochain”. Selon cette hypothèse, une perte amène une prise de risque et l’inverse pour un gain.

La loi des séries

C’est l’inverse de l’erreur du parieur : la croyance que les bonheurs, comme les malheurs, ne viennent jamais seuls. On jouerait donc de manière plus risqué après un gain, car il doit en appeler un autre, et moins risqué après une défaite.

Le rush à la Doyle

Dans le préhistorique Super System le légendaire Doyle Brunson déclarait “If you're going to have a rush, you've got to let yourself have one. You've got to sustain that rush. And to do that, you've got to get in there and play. It used to be that after I had won a pot in no-limit I would be in the next pot, regardless of what two cards I picked up. And if I won that one, I'd always be in the next one. I'd keep playing every pot until I lost one. And in all those pots, I'd gamble more than I normally would. If you don't play that way, you'll never have much of a rush. I know that scientists don't believe in rushes, but sometimes rushes can make you a fortune. There's only one world-class poker player that I know of who doesn't believe in rushes. Well, he's wrong, and so are the scientists. Besides, how many of them can play poker anyway?” Autrement dit, un gros pot gagné doit entraîner un jeu moins prudent. (Contrairement à la loi des séries ça ne dit rien sur les grosses pertes)

House money

“L’argent de la maison” désigne les bénéfices d’un joueur ou d’un parieur. Vous avez sûrement déjà vu un joueur de cash séparer son stack en deux : son stack de départ, qu’il n’a pas envie de jouer et ses bénéfices actuels, qu’il est prêt à perdre. Tant qu’il est positif, il se dit qu'il ne joue pas son argent, mais l’argent de la maison et prend plus de risques.

La théorie des perspectives

Les plus habitués de mes articles parmi les lecteurs savent l’admiration que je porte à Daniel Kahneman qui a reçu le prix Nobel d’économie pour sa théorie dite “des perspectives”.
Selon cette théorie, qui se veut décrire le comportement observé, la valeur d’un pari dépend du point de référence d’un parieur. Quand ce point de référence est zéro, les gens présentent une aversion au risque (perdre 1000€ fait plus mal que gagner 1000€ ne fait du bien).

Le graphique ci contre représente la fonction de valeur des perspectives et deux exemples de paris à 1000€ avec des probas de 50-50. Dans le premier, le point de référence est 0 et dans le deuxième -1000€.
En partant de 0 (valeur 0) le parieur peut se retrouver soit à +1000 (valeur 30) soit à -1000 (valeur -65). La valeur du pari est donc -17.5 au lieu de 0 et le joueur devrait refuser de le prendre.
En revanche, avec -1000 (valeur -65) pour point de référence, le joueur peut se retrouver soit à 0 (valeur 0) soit -2000 (valeur -90). Le pari a donc une valeur de -45, supérieur au -65 du statu quo.

Toute la question est de savoir quel est le point de référence : la richesse totale de la personne ? Sa bankroll ? Les bénéfices de la session ? Les bénéfices de la table en particulier ? Selon les situations, chacune de ces propositions peut être la bonne. Pour plus de détails, je vous renvois à l’article comptabilité mentale et poker.

Kahneman observe que “celui qui n’a pas encore fait la paix avec ses pertes aura tendance à accepter des paris qu’il aurait refusé en tant normal”.

Par exemple, dans les courses hippiques, les paris à grosses cotes ont plus souvent lieu en fin de journée, ceux ayant perdu de l’argent voulant tenter de se refaire en un coup : si t’es à -300, tu seras plus enclin à parier 10€ à 30 contre 1 avec une chance de se refaire “sans risque car entre -300 et -310, il n’y a pas de différence”.

On a donc 6 hypothèses que l’on peut récapituler ainsi : 

 

Après grosse perte

Après gros gain

Confiance

Moins de risque

Plus de risque

Erreur du parieur

Plus de risque

Moins de risque

Loi des séries

Moins de risque

Plus de risque

Rush à la Doyle

 

Plus de risque

House money

 

Plus de risque

Perspectives

Plus de risque

Moins de risque

 

Le résultat de l’étude

L’étude portait au final sur 346 joueurs de NL5000 ayant joué un nombre de mains médian de 1738.

Je ne vais pas rentrer dans les détails. La conclusion, vous l’aurez sans doute deviné, est que les joueurs tendent à être et plus larges et plus agressifs après une grosse perte, tandis qu’ils sont en moyenne, et plus serrés et moins agressifs après un gros gain. Ceci en accord avec la théorie des perspectives et l’erreur du parieur.
Pour trancher entre ces deux hypothèses, les chercheurs ont comparé l’effet d’un gros gain d’un coup et celui de plusieurs petits gains d’affilée : pour un montant similaire, un gros gain a plus d’effet que plusieurs petits, contrairement à ce que prédit l’erreur du parieur.

Il semble donc, qu’une fois de plus, Kahneman ait raison.

Attention tout de même, ces résultats portent sur les moyennes : la plupart des joueurs prennent plus de risques après une grosse perte, mais pour certains ça sera l’inverse.
Il est intéressant de constater que les chercheurs ont remarqué que ce comportement plus risqué après une grosse perte n’était que très légèrement Ev-, trop légèrement pour être statistiquement significatif.

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