Costa Croisière, le nouvel eldorado du poker?

En direct du golfe persique, pour une semaine de croisière en famille. Après deux jours de plein soleil, il fait un temps pourri. J’en profite donc pour vous narrer mes aventures pokeristiques à bord du Costa Luminosa, dernier fleuron de la flotte de navires Costa Croisières qui, comme son nom l’indique, est une compagnie italienne spécialisée dans les croisières…
Pour la première fois depuis bien longtemps, j’avais prévu de faire un break poker de huit jours. Pas de check/raise, d’induce bluff ou de bad beats au programme, mais plutôt la visite de Dubai, Abu Dhabi, Bahrein et consorts entre deux séances de jacuzzi et quelques cocktails colorés.

Un programme soudainement chamboulé lorsqu’hier soir, je traverse le casino du bateau en tout bien tout honneur (si, si !). Coincé entre deux tables de black jack et une poignée de bandits manchots, je vois de loin quatre Italiens bruyants (pléonasme)et gesticulants (tautologie), attablés à un table ovale qui me rappelle vaguement quelque chose. Mu par une curiosité légitime, je m’approche lentement et découvre qu’il s’agit d’une table de poker électronique. Diantre ! Je n’avais pas du tout prévu ce scénario. Sur le site Internet du bateau, j’avais évidemment vérifié au préalable la liste des jeux proposés au casino : machine à sous, black jack, roulette, stud poker… mais à priori pas de texas holdem.
Je me renseigne immédiatement auprès d’un responsable du casino qui me confie que cette table a été installée il y a quelques semaines seulement. Caves minimum à 50 euros et maxi à 200 euros (blinds 1/2).
Il est 23h sur le bateau (20h à Paris). Et ce serait pour moi une véritable faute professionnelle de ne pas m’asseoir à cette table. D’autant que je ne suis pas prêt de trouver le sommeil. Et qu’au programme de la soirée, c’est ça ou l’élection du Mister Costa croisière de la semaine. Mon choix est vite fait.

Première déception, les quatre macaronis viennent apparemment de commencer et son tous cavés à 50 euros. Je ne suis pas prêt de rembourser ma croisière moi ! Il me faut deux-trois minutes pour me familiariser à l’engin. Les mises, ainsi que la taille du pot, ne ressortent pas assez clairement sur l’écran principal. Lors des premiers coups, mes adversaires et moi-même nous approchons systématiquement du centre (là où se trouve l’écran principal qui affiche les cartes et les mises) en fronçant les sourcils pour certains, en remontant les lunettes sur le nez pour d’autres, comme si nous examinions tous à tour de rôle au microscope un spécimen rare de lombric local. Un rituel systématique qui dure facilement un quart d’heure. Est-ce que c’est en raison de la tronche d’ahuri que nous faisons tous à chaque fois que c’est à notre tour de jouer ? Toujours est-il que rapidement, un petit attroupement se crée autour de la tablée. Et en quelques minutes, trois autres Italiens nous rejoignent eux aussi.

Deuxième déception : le rake semble atteindre 10% et j’ai un affreux doute sur le fait qu’il soit capé ou pas… Les coups commencent à s’enchaîner. Tant bien que mal. Et là, je rentre rapidement dans la cinquième dimension. D’abord parce que certains semblent découvrir le fonctionnement de la table électronique… mais aussi le jeu lui même. Du coup ça tatonne, ça met trois plombes avant de miser et ça commet parfois quelques boulettes.
Ainsi le dernier Italien arrivé, que l’on baptisera Penne Alarabiata (pour la facilité du récit), appuie sur le bouton all in d’entrée (50 euros) au cutoff avant de se rendre compte de son erreur. De small blind, je découvre Q3o et décide lâchement de folder. Ce qui n’est pas le cas derrière moi de Fetuccini Alpesto, dont la paire de 22 viendra s’empaler contre le T7 adverse.

Mes amis à table sont volubiles, le jeu est terriblement lent (surtout quand on a l’habitude de multitabler sur Internet) et à chaque tour, un joueur se fait sermonner par son compatriote parce que c’est à lui de jouer, mais qu’il ne s’en rend pas compte parce qu’il est en train de palabrer… Dans cette ambiance de carnaval vénitien, le jeu est très loose passif, à l’exception de Penne, qui tend à surjouer fortement ses mains (en gros, bottom pair = nuts).
Parmi les personnages de cette commedia del arte, il y a d’abord Spaghetti Alacarbonara. Spaghetti a beaucoup de mal à cacher son jeu. Ainsi, lorsqu’il touche son brelan d’As à la river, il ne peux pas s’empêcher “d’éructer de joie” puis d’applaudir bruyamment. Le seul problème, c’est que ses deux adversaires dans le coup n’ont pas encore joué à la river avant lui. Quand il se rend compte de sa méprise, Spaghetti devient tout rouge (et est rebaptisé du même coup Alabolognaise), tandis que tous ses amis, morts de rire, le chambrent allègrement. Pas fous, les deux adversaires qui le précèdent checkent prudemment. Ce qui n’empêche pas Spaghetti, pourtant peu réputé pour son jeu agressif jusqu’à présent, de miser 40 euros dans un pot de 24 euros. Fold adverse et Spaghetti de montrer, bravache, un brelan d’AS kicker 8. Et la table de s’agiter aussitôt, chacun y allant de son commentaire, avec plein de mots qui finissent en “i”.

Il y a aussi Bruschetta. Le moins extraverti des joueurs à tables concourt avec Spaghetti pour le titre de Mister passif de la soirée. Il n’hésite ainsi pas à limper au small blind ses KK puis, quelque coups plus tard, à checker son full max face à trois adversaires. Un induce bluff terriblement viscelard… sauf que Bruschetta est alors au bouton et qu’il n’y a plus personne derrière lui…

Il y a le clone de Flavio Briatore. Flavio a plusieurs atouts. Il est sympa et est soutenu derrière lui par une blonde voluptueuse, qui s’est fait opérer des lèvres par le même chirurgien qu’Emmanuel Béart (le professeur Delajoux ?), et qui vibre à chacun de ses exploits. Flavio a pour particularité de ne pas miser quand il n’a rien, de miser petit quand il a une petite main, de mise plus gros quand il a la paire max, et d’overbetter quand il a du très lourd. Il a également l’habitude de souffler de dépit quand il a raté son tirage ou quand il n’a pas de jeu, alors même que le coup se déroule. C’est assez déstabilisant au début. On redoute la ruse de sioux, le coup classique du mec qui veut faire croire qu’il est faible alors qu’il est fort. Mais non. Flavio a un métagame bien plus élaboré et joue probablement sur le fait qu’il sait qu’on sait qu’il sait qu’on sait, etc… Flavio montre tout simplement son dépit lorsqu’il n’a pas de jeu. Mais si d’un seul coup, Flavio se tait, s’avance de 50 centimètres sur la table, grandit d’autant de centimètres… alors là méfiance !

Enfin, il y a Tortellini Alpomodoro. Pas grand chose à signaler sur Tortellini à part ses lunettes vertes et le fait qu’il soit sans doute un précurseur dans le milieu du poker. Tortellini a en effet inventé un nouveau concept : le donk bet fold, qu’il pratique assidument, face à un ou plusieurs joueurs. Tortellini n’hésite pas non plus à folder preflop au Big Blind lorsque ses adversaires ont tous limpé. Sans doute se méfie-t-il du rake exhorbitant prélevé à la table, et prèfère-t-il en payer le moins possible…

De mon côté pas grand chose à signaler lors des deux premières heures. Je monte à 250 euros avant de redescendre à 170 euros, frappé de plein fouet par la ventrale backdoor de Spaghetti Alabolognaise. Spaghetti est finalement assez redoutable et m’outplay à au moins trois reprises. Non sans une certaine cruauté. Comme lorsque face à 5 limpers, je découvre T8 au Big Blind et opte peu courageusement pour un limp. Petit pot-pourri - au sens propre et figuré - d’une soirée.
Le flop 43T rainbow m’oblige à fébrilement donk better 8 euros dans un pot de 12. Sans doute conscients de ma fébrilité, quatre de mes adversaires instacallent aussitôt.
Le flop, un 5, me donne un vérible haut-le-coeur. Je pressens aussitôt que Bruschetta a touché ses 2 paires avec son 53o et que Penne a eu ce qu’il voulait : sa quinte avec son 62o.
Blême, je check illico, immité par mes quatre Italiens. Un silence pesant s’installe à table…
La river, un J, n’arrange pas mes affaires. Tout le monde check à nouveau et Spaghetti s’adjuge ce family pot avec son terrible J6. “Bravvvoo, bravvvoo”, le félicite sportivement Penne, qui finalement n’avait pas touché sa quinte.
Sur le coup, j’avoue ne pas comprendre. Pourquoi Spaghetti m’a-t-il payé au flop en deuxième position dans un pot à six joueurs avec J6 ? Mais après une courte réflexion, tout s’éclaire : Alabolognese ne pouvait folder une telle main alors que le probable call de toute la table derrière lui donnait une belle cote pour toucher sa backdoor quinte. Sans oublier, que le J, une overcard, pouvait toujours s’avérer décisif !
Même redoutable, Spaghetti allait pourtant se faire destacker peu après sur un board QAT97 (dont trois coeurs) en callant avec A3 et plusieurs joueurs dans le coup le trois barrels CB de Tortellini, lequel détenait AJ…

Les Italiens se destackent mutuellement dans un combat sanglant, où la ventrale touchée (ou pas) fait souvent la différence au final. Sur les coups de 1h30 du matin, Tortellini, grand gagnant de la soirée, décide de nous quitter de son plein gré (les autres, eux, n’avaient pas choisi) et je me retrouve à table face à deux joueurs : Flavio plus un Espagnol, qui s’était installé peu avant.
Entre temps, je suis remonté à 202 euros pour un bénef de 2 euros et un gain horaire de 80 centimes de l’heure. Mais, comme disait mon grand père, il n’y a pas de petit bénéfice.
Le combat est âpre et il n’y a pas de temps à perdre. Le rake rode autour de nos stacks respectifs, tel un vautour autour de sa proie. Et c’est encore plus flagrant à 3 joueurs !
Mes deux adversaires discutent. L’un parle en Espagnol et l’autre répond en Italien. Ils semblent très bien se comprendre.
J’essaie de m’inviter dans la conversation dans un mélange de Français-Anglais qui laisse mes deux amis apparemment perplexes. Flavio me toise, sourcil levé, et me lance : “No capito !”. J’avoue être désarçonné. Pourquoi donc, sur les coups de 2 h du matin, Flavio se sent-il obligé de me confier qu’il n’a pas vu le Capitan, un film d’André Hunebelle avec Jean Marais et Bourvil ???
Certes, j’aurais pu tenter de m’exprimer en Espagnol, puisque c’était ma deuxième langue au lycée. Mais le 5 que j’ai pris dans la face à l’oral du Bac m’a totalement complexé vis-à-vis de la langue de Cervantes. Enfin bref, le combat à trois, lui, continue.

A 2h17 AM, j’inflige un terrible set up au valeureux Flavio. Sur un board 3546, les tapis volent. Flavio a K7 moi 78. J’ignore si Flavio m’a invectivé à ce moment-là. Mais une suite ininterrompue et indiscernable de mots finissant par “i” se sont échappés de sa bouche pendant une bonne dizaine de secondes. Seul un mot terminant par “o” s’intercalant de temps à autre (“vafenculo ?” ).
Flavio se lève alors non sans une certaine dignité et nous souhaite, l’Ibère et moi, “una buena notte”, bras dessus-dessous avec sa supportrice n°1. L’oeil grivois, je ne peux alors empêcher de penser qu’il rentrera dans sa chambre avec une grosse paire en main.

Reste l’ultime combat, pas le plus facile, face à l’Espagnol. Antonio à encore 75 euros devant lui. C’est sans doute le meilleur joueur de la soirée car il est plutôt imprévisible, à fortiori en Heads Up. L’avantage, c’est qu’il croit que je le bluff tout le temps. Il me faudra tout de même prêt de 3/4 d’heure pour venir à bout de ce jeune homme au catogan et au teint hâlé.

Petite précision : avant ce heads up final, j’avais 260 euros à table. Après avoir destacké mon adversaire, je culmine à 261 euros.
Conclusion : j’ai lâché 74 euros en rake pendant ce laps de temps ! Il vaut donc mieux avoir un sacré edge sur son adversaire en HU et un minimum de profondeur de tapis pour que ça soit rentable sur ce genre de tables.
Question : Est-ce que j’y retournerai ce soir ? Bah… c’est ça ou soirée bingo…

(à suivre)

Merci Mizar, j’ai vraiment passé un bon moment à lire ce récit aussi amusant que bien écrit!

… et bonne pêche pour ce soir :laugh:

J’ai beaucoup aimé ton récit aussi. J’éspère que tu nous fera un 2ème épisode prochainement.

viva italia!!!Merci pour ce récit plein d’humour très agréable à lire.Bonnes vacances et n’oublie pas l élection de miss costa croisieres :wink:

récit amusant et bien écrit, j’ai passé un bon moment à le lire. j’espère qu’il y aura un second épisode :slight_smile:

Sympa a lire.:slight_smile:

Enorme, comme le rack :laugh:

Je me suis bien marré, merci.

Juste énorme !!!
Un grand merci à toi Mizard pour ces 10 minutes de fou rire, très très très bon.
J’étais plié en 2 sur le coup de carbonara qui se transforme en bolognaise.
J’espère qu’il y aura une suite, l’air du large te donne de l’inspiration à ce que je vois.

Joli Mr le journaliste :slight_smile:

Tres tres bon … La suite!

J’ai beaucoup aimé :slight_smile:

j’espère que t’as fait une vidéo:P

Ho tu m’as tué !!!
Excellentissime !

Bonnes vacances

Very good ! :smiley:

Très très bon :lol:

alexinho75 wrote:

+1:laugh:

Merci pour ce petit moment de bonheur
Tu es obligé d’écrire la suite maintenant…

Jour 2 : le purgatoire (l’histoire qui suit peut sembler inventée, mais elle est authentique)

Je fais un étrange rêve dans la nuit. Je mange des pâtes dans une restaurant italien avec ma femme, et lui fait la réflexion suivante :
-“C’est vraiment un bon plan d’avoir un restau italien. Quand tu calcules ce que leur coûte un plat de pâte ou une pizza, et combien ils le revendent, ils se font une sacrée marge !”
-“Oui, mais tu oublies un truc Nounou (oui, je sais…) qui fait que ce n’est pas si intéressant que ça, me répond-elle… Le rake !”
Je me réveille aussitôt et bondit sur mon lit. Il est 6h 30 du matin. J’ai dormi moins de 3 heures et je viens de faire mon premier cauchemar à bord du Costa Luminosa. Pourtant, je ne le sais pas encore, ce n’est pas le rake qui me hantera ce soir…

Il est 22h30 ce mardi lorsque je quitte la salle de spectacle pour me rendre au casino. Au cas où. Les quatre Italiens de la veille discutent autour de la table. Lorsqu’ils me voient arriver, leurs cris résonnent dans la salle : "Ah ! El Francese ! Viene, Viene ! " Ils me prennent pour le fish de la soirée ou quoi ?! Je suis néanmoins flatté de me voir affubler du même surnom que Michel Platini lorsqu’il jouait à la Juventus. Peut-être le n°10 scellera-t-il mon destin ce soir.
Nous nous attablons aussitôt tous ensemble. Et là, première bonne nouvelle. Mes amis italiens ont pris confiance et trois d’entre eux décident de se caver max. Fettucini vient apparemment de raser la table de roulette juste avant. Je sympathise avec Flavio. Comme il ne parle pas un mot d’anglais, nous parlons surtout avec les mains tous les deux. Le dialogue est difficile, mais en rajoutant un “i” ou un “o” à des mots français, je parviens miraculeusement à me faire comprendre de temps en temps. Je réussis notamment à lui faire “capicci” que mon arrière grand-père paternel était d’origine italienne, de Calabre plus précisément, qu’il se prénommait Fidélio mais que, selon ma grand-mère, il portait mal son prénom… Flavio me sourit poliment. Mais ma lecture infaillible du jeu adverse me laisse à penser qu’il s’en fout royalement en fait.

Pendant ce temps, je parviens à grignoter petit à petit 40 euros à mes adversaires. C’est un vrai plaisir de jouer avec eux. Tous les pots sont limpés preflop. Ils sont d’une passivité incroyable, suivent avec n’importe quoi et misent gros dès qu’ils ont un gros jeu. Sinon, que dalle, ils préfèrent check/caller. J’ai juste à relancer préflop mes grosses mains et à garder le pot petit dans les autres cas. J’essaie de comprendre leur manière de fonctionner. En fait, sur Costa Croisière, peu importe la taille des mises ou du pot, la profondeur des stacks respectifs… Le concept de cote n’existe visible pas en Italien. Mes amis n’hésitent jamais à payer une très grosse mise avec une bottom paire ou une ventrale. Ils se doutent qu’ils sont derrière, mais ils se disent probablement que s’ils touchent leur quinte, leur deux paires ou leur brelan, ils vont piéger leur adversaire. Si jamais ils gardent leur bottom paire à la river, ils sont tout de même tentés de payer. Après tout, on ne sait jamais : même si l’autre à misé les trois streets face à quatre adversaires, ils est peut-être en train de bluffer… Enfin, le 3 bet preflop est apparemment un gros mot en latin, même avec une grosse paire en main.
En résumé, le jeu est mégasuperloose, superpassif et très calling station. Le paradis pour un joueur de poker en somme !

Mais entre le paradis et l’enfer, il y a souvent le purgatoire. Celui-ci a la forme d’un pilier de rugby anglais, les oreilles décollées en moins. Tony s’assoit à notre table en compagnie d’un sixième joueur, qui n’est autre que Penne Alarabiata. Tony nous révèle rapidement qu’il vient de Manchester. Il s’avère, de très loin, le meilleur adversaire à table. Visiblement, c’est un vrai joueur de poker, qui relance préflop (j’avais perdu l’habitude), tente quelques bluffs, ne surjoue pas trop ses mains, possède une plutôt bonne lecture de jeu… Grâce à une série de sets up favorables et beaucoup de réussite, il va passer de 200 à 550 euros en moins d’une heure ! Pendant ce temps, peu en verve, je parviens à perdre 100 euros et passe mon temps à mini recaver. Bruschetta nous sert une de ses spécialités : un induce bluff létal à la river avec full max contre 3 joueurs… sauf qu’il est au bouton.

Un jeune Allemand arrive à table et se cave à 50 euros. Cinq Italiens, un Allemand, Un Anglais et un Français à la même table. Je sens les larmes me monter aux yeux. C’est aussi ça l’Europe aujourd’hui ! Dire qu’il y a moins d’un siècle, on se foutait tous sur la gueule, chacun dans un camp différent. Aujourd’hui, on est tous réunis à la même table, comme lors d’une belle soirée entre amis, riant et palabrant tous ensemble. Même si on ne se comprend pas forcément toujours. Et même si l’objectif, in fine, est quand même de piquer le pognon de l’autre. Je ressens une douce euphorie, moi qui ai voté oui à tous les référendums sur l’Europe. J’ai envie de porter un toast avec mes nouveaux amis à Jean Monnet, De Gaspieri, tous ces pères de l’Europe. Mais je renonce finalement devant l’ampleur de la tâche. En plus, j’ignore comment on dit Jean Monnet en italien.
Mon esprit divague. Il faut que je me ressaisisse, que je me reconcentre sur le jeu. Ce n’est pas évident. Je suis comme Sean Connery dans Goldfinger, lorsqu’il se fait klaxonner puis doubler par une nana. Il accélère aussitôt avec son Aston Martin pour montrer de quel bois il se chauffe avant de se calmer quelques secondes plus tard. “De la discipline 007, de la discipline…”
Comme lors du siècle dernier, c’est notre Allemand qui va perdre la guerre. Une blitzkrieg en l’occurrence. Quatre coups, pas un de plus. Il faut dire que lors de son 3e coup, Helmuth Call un continuation bet transalpin sur un board rainbow qui contient un As. Il call le second barrel adverse. Avant de faire un héros fold avec les 5 euros qui lui restent dans un pot de 110 euros…

Pendant ce temps, Tony fait boire la tasse à tous ses adversaires. Mais Tony aime également boire. En une heure et demi, il doit absorber pas moins de 10 verres de bières et /ou de champagne et est désormais en proie à un véritable coma éthylique. Tout ce que je vous raconte là est 100 % authentique (en me relisant, je me rends compte que c’est presque trop gros pour être vrai) ! Une fois encore, je rentre rapidement dans la 5e dimension. Tony est complètement torché, il s’endort une fois sur trois, met un temps fou à miser à chaque street parce qu’il a du mal à appuyer sur les touches. Je suis assis juste à droite de Tony. Et la forte odeur alcoolisée qu’il dégage désormais est compensée par le fait qu’il oublie parfois de cacher sa main. L’oeil perfidement oblique, il m’arrive en effet environ une fois sur quatre de reluquer une, voire même deux de ses cartes. Une avantage discutable d’un point de vue éthique qui ne me sera toutefois d’aucune utilité. Ou presque.

Le jeu devient vraiment très pénible. Je suis remonté progressivement à 290 euros, grâce à mes amis italiens. Mais Tony est vraiment au fond du trou, et certains coups durent 6 ou 7 minutes tellement il est long à la détente. Ce qui a le don d’exaspérer Penne qui se lève bruyamment, agite les mains en pointant du doigt “il rosbifo” puis s’éloigne al pesto (en pestant).
Il est 1h30 du matin. Nous ne sommes plus que 5 à tables et le drame se noue. Je suis au small blind et découvre AA. Trois limpers avant moi, rien d’extraordinaire jusque-là. Je raise “à la cercle parisien” avec 17 euros. Au big blind, Tony met 45 secondes à appuyer sur son tableau digital et me 3 bet à 39 euros.Les italiens sentent que les lasagnes sont cuites sur ce coup et préfèrent folder. Je 4 bet à 94 euros et Tony instacall… ou presque. Il lui faudra une bonne vingtaine de secondes pour débusquer le bouton “call”, puis le bouton “valider” (il faut à chaque fois appuyer sur deux boutons différents, ce qui ne facilite pas la tâche de Tony).
Le flop 9QJ ne me fait pas du tout plaisir. Tony est un joueur qui n’a 3 bet qu’une fois jusqu’à présent. Mais en même temps, il est complètement “torchon, chiffon, carpette”. Je shove au flop en serrant les fesses. Je vois Tony, le regard globuleux, se précipiter vers le bouton “call” et appuyer dessus en seulement 12 secondes. Son record depuis une demi heure. Bon, ça sent mauvais.
Les cartes se retournent. Tony possède TT. Cela aurait pu être pire mais j’aurais préféré un main comme AQ ou KK. Car avec ses 10 outs, le Mancunien doit avoir 38% de remporter ce pot de 586 euros, si mes calculs sont bons. Un 8 à la turn me foudroie. Tony se tourne lentement vers moi avec un souvenir goguenard, dénué toutefois de toute animosité. Je lui réponds par le même sourire que Ségolène Royal après le second tour des présidentielles, le même sourire que Dominique de Villepin lors de son arrivée au procès Clearstream.

Je ressens alors l’humiliation suprême de devoir me lever pour aller me restacker à la caisse. Lors de cette soirée, j’ai réussi à perdre 300 euros face à quatre calling stations italiennes et un Anglais ivre mort.
Malgré les 800 euros qu’il affiche au compteur, l’Etat de Tony continue de se détériorer. Je suis obligé de le réveiller toutes les cinq minutes. A cause de lui, chaque coup dure en moyenne 6-7 minutes. Quand vous venez de vous faire destacker et que vous avez envie de vous refaire au plus vite au milieu d’un aquarium foisonnant de fishs, croyez-moi, c’est terriblement frustrant. L’heure tourne. Les coups se jouent trop lentement et le casino ferme à 3h 30 du matin. A deux reprises je conseille à Tony d’aller se coucher. Il risque de perdre tout son argent, mais surtout, il ralentit beaucoup trop le jeu. C’est vraiment insupportable parfois, et je préfèrerais largement me retrouver face aux trois Italiens, dont deux sont 150 BB deep.
Les deux fois, Flavio et Fetuccini me lancent un regard noir. “No, no, staye, staye”, crient-ils à l’encontre de Tony. Visiblement, ils ont décidé de le dépouiller ce soir.

Et c’est vrai que Tony commence à faire vraiment n’importe quoi depuis plusieurs minutes. Il devient de plus en plus aggro. Il oublie même de regarder sa main près d’une fois sur deux et ne la regarde parfois qu’à la turn !
Soudain, je vois mes trois Italiens s’arrêter net et suivre du regard une jeune fille en mini jupe, aux jambes interminables et à la poitrine opulente, défilant aux bras d’un Russe. Lequel, on se demande bien pourquoi, fait une gueule d’enterrement. Comme il n’y a rien d’autre à faire, je décide à mon tour de reluquer Tatiana.
"Purée, c’est vrai qu’elle est sacrément bien roulée cette …!!! ".
Tony est le seul à s’en foutre complètement. Il cherche depuis deux minutes le bouton “raise” sur son écran, alors que ce n’est pas à lui de jouer. Ce coup restera dans les annales de Costa Croisière puisqu’il durera 11 minutes en se terminant pourtant à la turn !

J’ai grignoté 22 euros quand arrive le deuxième coup clé de la soirée (il y en aura trois). Au bouton, je relance à 12 euros avec une paire de dix, la main fétiche de Michel Platini. Je fais enfin honneur à mon surnom. De small blind, Tony me call en 33 secondes sans avoir regardé sa main. Fetuccini participe à la fête.
Sur un flop 883 dont deux piques, je CB à 22 euros. Tony call, mais a sans doute oublié qu’il n’avait pas regardé sa main. Fetuccini call.
Le turn, un 4 de pique, apporte un troisième pique. Tony check, Fetuccini mise petit à 25 euros. Je call. Et là, Tony décide de balancer son tapis. “Mama Mia”, mama mia". Fetuccini vient de folder.
Tout d’un coup, le cartésien que je suis est en proie à un effroyable doute. Tony a-t-il en fait vu sa main. Il me semble que non puisque je l’ai bien observé preflop. Est-ce qu’il n’aurait pas jeté un oeil pendant une seconde d’inattention de ma part ? J’hésite. Je ne vois vraiment pas à quel moment il aurait pu le faire… Grrr… Pfuuhhh… Huumm.
Bon, si j’ai raison, je suis obligé de payer ici. D’autant que j’ai un dix de pique qui peut toujours me donner une couleur à la river. Je call et Tony dévoile A4o sans pique. J’avais donc bien vu. L’Anglais ne touche pas l’un de ses 2 outs à la river. J’ai refait une grosse partie de mes pertes.

Tony commence à donner de très gros signes de faiblesse. Il perd bêtement plusieurs gros coups contre les Italiens. J’ai des tells incroyables sur ces joueurs, leurs bettings patterns, leurs ranges de mains… Ainsi, Flavio devient muet quand il a un très gros jeu. Plus il mise gros, plus il est gros. S’il mise petit, c’est qu’il n’est pas sûr, mais il call toute de même souvent un raise éventuel. J’identifie clairement son range de raise preflop : 88+/ AT+. Il n’a jamais relancé preflop avec moins bien.
Fetuccini lui est le roi du limp preflop. Il est un peu plus agressif (toute proportion gardée évidemment) que Flavio postflop. Lui aussi mise très gros ses gros jeux mais aime la jouer à l’envers dans son attitude. Comme lorsque je value bet à la river ma paire max sur un board avec un brelan possible. Il me fait alors tout un cinéma, gesticulant et soupirant en italien : l’air de dire, ma qué, je n’ai pas grand chose, mais allez je te fait un mini raise bluff pour te faire croire que j’ai un brelan en main.
Evidemment, il a bel et bien le brelan…
Quant à Bruschetta… Bah, on s’en fout un peu. Il est beaucoup plus discret à table et joue depuis une heure avant un stack oscillant autour de 30 euros.

Il est 3h15 du matin. Les Italiens et moi, nous nous sommes partagés les dépouilles de Tony, à qui il ne reste plus que 90 euros. Flavio a désormais 450 euros, moi 470 euros et Fetuccini 510 euros. Hum, ça devient intéressant tout ça. C’est vraiment dommage que le casino ferme dans un quart d’heure. Bruscetta est tombé au champ d’honneur, résistant héroïquement de longue minutes avec moins de 5 big blinds. Avant de shover ses 4,50 euros préflop avec A2. En vain.
Au cutoff, Flavio relance à 6 euros (il a donc 88+/AT+). Au bouton, Fetuccini 3 bet à 12 euros. Que veut dire ce mini 3 bet ? C’est la première fois, en deux jours et près de huit heures de jeu que Fetuccini 3 bet ! Déjà qu’il est très avare de raise preflop. Cela sent à plein nez la grosse main. J’avoue ne pas comprendre son mini raise. Peut-être, dans son esprit, veut-il faire grossir le pot préflop avec sa main premium. Mais pas trop n’ont plus pour attraper le poisson dans ses filets… Difficile de se mettre dans la tête d’un joueur de poker italien labéllisé Costa Croisière.
Avec mes 22 au small blind, je décide de caller. Quarante secondes plus tard, Tony nous rejoint.
Le flop 2JK lance les hostilités. Tony instashove overbet ses 80 euros restant en moins de 10 secondes. il fait clairement n’importe quoi maintenant et peut avoir ici une bottom paire, une ventrale, une top paire, un As. Bref n’importe quoi. Flavio instacall aussitôt. Et là, Fetuccini me refait tout son cinéma de la dernière fois. Il se lève. “Ma qué, je vais payer, au point où on est est, c’est la fin de la soirée, tant pis on verra bien”, semble-t-il dire en s’agitant.
Mon rythme cardiaque s’accélère. On est tous 250 BB deep et c’est potentiellement un très gros coup qui se joue là. Je ressens un flot d’adrénaline m’envahir. C’est d’autant plus ridicule qu’il m’arrive parfois de jouer des pots bien plus élevés sur Internet, sans que cela me procure autant de frissons (il faut dire que sur le Net, ça va tellement vite qu’on n’a pas le temps de souffrir).

J’hésite. Je suis assailli d’infos contradictoires. Face à de tels joueurs, je suis obligé de jouer mon tapis ici, même 250 BB deep. Je n’ai pas droit de la jouer petit bite.
Oui mais… on est 250 deep. Et surtout, tout le cinéma de Fetuccini me fout vraiment les jetons. Je le connais tellement bien maintenant que je le vois sur 4 mains. JJ, AA, AK et KK (plus peut-être QQ). S’il ne me faisait pas tout ce cinéma, je relancerais sans doute. Oui mais. Oui mais là…
En fait, je suis quasi sûr qu’il ne peut me faire ce cinéma qu’avec une de ses quatre mains. Et que même un AK pour lui, face à 3 joueurs, sur un tel board et sur un pot 3 betté preflop, aussi deep… c’est une main monstrueuse. Bref, j’ai grosso modo une chance sur deux d’être vraiment devant et une chance sur deux d’être vraiment derrière.
La range de Flavio est également assez limpide. C’est AT+ avec une paire touchée ou une ventrale plus un As. Ou JJ+ avec, éventuellement, lui aussi un set floppé (Flavio est tout à fait capable de juste caller KK ou AA preflop dans un pot 3 betté à quatre joueurs. Pour dissimuler sa main et piéger l’adversaire évidemment).
Je réfléchis près de 40 secondes. Un record pour moi, qui ai l’habitude de prendre mes décisions en moins de 15 secondes, Internet oblige.
J’hésite vraiment entre le call et le raise (ou shove). Est ce que je peux m’envoyer en l’air aussi deep, dans une situation peut-être marginalement EV+ face à des joueurs sur lesquels j’ai un tel edge. Est-ce qu’il ne vaut mieux pas attendre un spot plus largement EV+ que celui-ci ? Oui mais, suis-je certain que ce spot ne soit pas bien plus EV+ que je ne l’estime?
Mon cerveau part dans tous les sens. Les 3h15 du matin n’aident sans doute pas.
Je décide de caller. Je me dis au final que la turn m’apportera des infos supplémentaires sur les mains adverses. Je connais par coeur mes Italiens maintenant… Oui, mais est-ce que je peux me permettre de leur laisser tirer une autre carte ici ? Tant pis, ma décision est prise. Je call.

Je call donc et une dame apparait à la turn. Flavio donk bet immédiatement 120 euros et Fetucini call en continuant son cinéma.
Là, ça sent vraiment le pâté pour moi. Lorsque Flavio donk bet comme ça, c’est qu’il est systématiquement très fort. Et le cinéma de Fetuccini ne me rassure pas le moins du monde. Cette dame tape en plein dans le mille de leur range.
Le seul avantage ici, c’est que la situation s’éclaircit pour moi. Le fold devient désormais l’option la plus raisonnable (si je call juste je suis obligé d’aller jusqu’au bout). Il faut que je me mette dans la tête que même face à des gros fishs, je peux être dans une situation de set over set. Oui, mais, quand même, ce sont des gros fishs…
Tant pis je folde. Et là, pour tout vous dire, j’espère vraiment que les deux (ou en tout cas l’un des deux) sont énormes. Car je sais que si je folde ici la meilleure main et lâche potentiellement un gain de 1000 euros, je vais passer une bien mauvaise nuit…
La river : un 9. Flavio check aussitôt et Fetuccini l’imite. Merde, c’est pas possible ! Second rush d’adrénaline. Me dites pas que vous aviez moins bien que moi les gars ! Non, pas ça !

Avec un large sourire Flavio dévoile alors AT pour une ventrale touchée à la turn. Fetuccini, lui, détient AK.
C’est ballot, mais je ressens alors une légère euphorie à l’idée d’avoir pris la bonne décision à la turn et économisé 370 euros. Je note au passage l’instacall de Flavio au flop avec une telle main. Ainsi que son terrible check induce bluff à la river avec les nuts. Une horreur absolue qui lui coûte potentiellement beaucoup d’argent. Mais bon, Flavio est heureux, ça se voit et c’est l’essentiel. Nous nous souhaitons tous allègrement une buena notte. Et laissons prostré sur la table le Queen Mary, c’est-à-dire une épave anglaise.

Je rentre aussitôt dans ma chambre à pas feutré pour ne pas réveiller mes deux femmes. Après le soulagement d’avoir pris une bonne décision, j’éprouve progressivement un sentiment de plus en plus mitigé. J’ai quand même réussi à perdre 130 euros sur l’une des tables de poker les plus faciles du monde.
Certes j’ai pris la meilleure décision au turn. Mais l’ai-je pris également au flop ???
Certes, mon estimation du range adverse était juste. Mais j’étais devant eux au flop et ai laissé passé potentiellement un gros pot car je sais que Fetucinni n’aurais jamais lâché son AK ici, même 250 BB deep. De toute façon, il ne sait pas ce que ça veut dire 250 BB deep !
Je me dis pour me consoler qu’en relançant au flop, Flavio aurait été tenté de me suivre avec sa ventrale et son A. Et m’aurait horriblement suckouté à la turn.
Et là, je vis ce que beaucoup d’entre nous avons sans doute déjà vécu à plusieurs reprises. Allongé sur mon lit, je rejoue dans ma tête le coup des dizaines de fois et ressasse toutes les options possibles, les avantages et les inconvénients, etc, etc, etc…
Bref, je ne m’endors pas avant 4h30 du matin.

J’avais prévu de faire un break poker d’une semaine et de me détendre en famille, au soleil, sur un navire de croisière. Loin des cartes, des jetons, des bad beats… C’est réussi.

(à suivre)

Un vrai régal, j’attends la prochaine soirée avec impatience (les hellmut call et autres mdr :laugh: )

vraiment bien écris, j’ai adoré et très drôle en plus :wink:
en un seul mots excellent