[Chronique] Pour la peau d'un fish

[Chronique] Pour la peau d'un fish

En mer, les poissons sont bien plus nombreux que les requins. Au poker online, c'est depuis quelques années l'inverse, a fortiori lorsqu'on joue aux limites les plus hautes. Une espèce en voie de disparition qui, au-delà de la chance ou de vos compétences personnelles, sera votre première source de revenu sur le long terme.


Dans la peau d'un fish


Un pigeon, une tanche, un colin, un débutant, un béjaune, un coquebin, une ganache, un bon client, un branque, un gros cake, un joueur faible, récréatif ou occasionnel… appelez-le comme vous voulez, mais ne soyez surtout pas méprisant à l'égard du fish. D'abord parce que par les temps qui courent, vous pourriez vite être taxé de « fishophobe » et être balancé sur les réseaux sociaux. Ensuite parce qu'au poker, le fish est un spécimen qu'il faut choyer, respecter et rechercher à tout prix. C'est votre principale source de revenu, celui qui vous permettra de maximiser vos gains ou… de minimiser votre pertes. Car ne nous voilons pas la face, nous sommes tous les fishs de quelqu'un et nous avons tous été un fish à nos débuts. Moi le premier.


Je me souviens encore de mon dépucelage online durant l'hiver 2006. Et le concept de dépucelage, c'est que ça ne fait pas forcément du bien. Dans ces temps-là, Jacques Chirac est encore président et l'OM peut encore battre le PSG. En lisant une interview de Patoche dans le magazine de Canal+ qu'on reçoit par la poste à l'époque (séquence nostalgie), j'apprends que notre chanteur préféré va présenter, entre deux massages, le World Poker Tour à la télé. Il confie également jouer au poker online sur MrBookmaker.com, ancêtre d'Unibet pour les jeunots. Fichtre, on peut donc jouer au poker sur Internet ?! Je ne sais pas pourquoi, mais en écrivant ces lignes j'ai comme le sentiment étrange d'être un dinosaure voire même, n'ayons pas peur des mots, un gros ringard…


Bon bref, hiver 2006 (et non pas 54) donc : suite à l'interview de P14B, j'ouvre illico un compte sur ce site belge avec 60 francs… non euros, faut pas déconner, ce n'était pas non plus au siècle dernier. Je triple rapidement la mise, avant de tout perdre comme une grosse merde. Je remets 60 boules, gagne pas mal au début avant de me retrouver de nouveau brocouille. Le même scénario se reproduit cinq fois en trois jours pour une perte totale de 300 écus. J'arrête les frais, persuadé que le site est truqué, qu'on me fait gagner au début pour attirer le chaland afin de mieux me détrousser ensuite, qu'on se fout de ma gueule et qu'on ne m'y reprendra plus. Ce satané biais d'auto-complaisance qui fait qu'on a tous tendance, à des degrés divers, à rendre responsable de nos échecs les éléments extérieurs plutôt qu'à se remettre en cause soi-même. A contrario, si l'on gagne – peu importe comment – c'est qu'on a évidemment quelque chose de plus que les autres. Le poker online c'est rigged, réaction classique du fish. 



L'époque bénie du .com 


C'était le bon temps. Celui où l'aquarium est tellement foisonnant que même en étant soi-même un fish, on peut arrondir ses fins de mois sur betandwin (qui deviendra ensuite bwin, ne me demandez pas pourquoi) en jouant comme une serrure en Full Ring parce qu'il y a toujours de plus gros fishs que soi. L'époque bénie du .com, où l'on peut dépecer un Ouzbekh ou un Paraguayen en toute impunité car on se frotte à des fishs du monde entier. L'époque où un site comme Pokertablerating existe encore et vous permet en un clic de tracker et traquer le fish en mettant à disposition les gains, le winrate et les stats de n'importe quel joueur online. Et puis Badaboum !  


2012 : régularisation du jeu online en France et, à rebours de tout le reste, on instaure des frontières pour le poker. Désormais, on ne peut plus dépouiller qu'un Ardéchois ou un Basque et puis c'est tout. Passé le feu d'artifice des premières semaines, c'est moins fun et moins rentable. Le niveau général a sensiblement augmenté en quelques années, le rake est devenu plus onéreux, le rakeback et les programmes de fidélité se sont effondrés, l'écosystème se raréfie, la marge se réduit, le fisc s'invite à la fête… Il faut s'adapter, l'une des clés si ce n'est la clé pour réussir au poker (et pas que), et le bumhunting devient la norme chez la plupart des regs. Conséquence, les sites prennent progressivement des contre-mesures pour protéger le fish et le rendre moins facilement détectable : suppression du Jesus seat qui vous permettait de vous asseoir à gauche du joueur de votre choix, impossibilité de choisir son siège ou de voir de l'extérieur quels sont les joueurs à une table, obligation de jouer un minimum de mains avant de quitter la partie, sans oublier la suppression des tables de heads-up qui permettaient de dîner en tête-à-tête avec le fish sans avoir à payer l'addition à la fin.


Du coup, le poisson devient au fil des années de plus en plus insaisissable et pas seulement parce qu'il gigote. Louis De Funès, que j'adorais quand j'étais gamin (ce qui me rajeunit encore moins), confiait qu'il avait arrêté de pêcher le jour où il s'était rendu compte que les poissons ne frétillaient pas de joie quand on les attrapait. Au poker hélas, on ne peut pas se permettre de faire du sentiment, il faut balancer l'hameçon. Avec les progrès de l'intelligence artificielle et des logiciels d'aide au poker, le niveau général a considérablement augmenté sur le plan stratégique. Un joueur pour qui la position est un concept flou et la profondeur de tapis du chinois est donc une bénédiction quand il se retrouve à votre table. La capacité à extraire le maximum d'un fish, c'est aussi sans doute l'un des domaines où l'humain reste supérieur au microprocesseur, lequel est inexploitable mais ne s'adapte pas au style de jeu adverse. 

 

Fish & Chips


L'ordinateur ignore que le fish est une sangsue, qui ne lâche pas facilement l'affaire et est prêt à vous suivre jusqu'au bout du monde avec une paire en main, même si c'est celle de Jane Birkin. Il ne sait pas que le fish est généreux mais aussi curieux, très curieux, trop curieux et qu'il trouve toujours une mauvaise raison pour vous payer. Bluffeur compulsif limite déglingo ou pousseur de cartes en état d'hibernation, le fish a souvent du mal à placer le curseur au bon endroit en terme d'agressivité. Souvent trop passif, on lit dans son jeu comme dans une boule de cristal et ce n'est pas forcément bien compliqué. 


En 2011 au feu Cercle Gaillon, à l'occasion de la Team Poker Cup que l'équipe de Poker Académie avait brillamm… chanceusement remporté, de nombreuses personnalités étaient présentes pour l'événement. Je me souviens m'être retrouvé à la table de Xavier Niels en début de tournoi. Le milliardaire, plutôt humble et sympathique, découvrait visiblement un nouvel univers et, sans doute tétanisé par l'enjeu, n'avait pas joué une seule main en deux heures. C'est alors qu'il décidait de me 3-better préflop pour la première fois (de sa vie ?). Bravache, je foldais mes cartes tout en lui lançant, le sourire en coin, que je n'étais pas bien face à sa paire d'As. Peu après lors de la pause, le patron de Free était venu me voir, les yeux éberlués : « Mais… euh… comment saviez-vous que j'avais une paire d'As tout à l'heure ?!! »

Mizar est ancien coach Poker Académie, joueur toujours actif de texas holdem no limite et journaliste. Il nous proposera une chronique régulière sur les évolutions du jeu depuis 2006. Ce premier article a pour thème un invariant : le joueur récréatif aka le fish dont le portrait robot n'a pas vraiment changé en 13 ans !

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