WPT Paris : la terrible prophétie

(Première partie)

« Fruuuuustration, je dis non… ». C’est avec cette chanson des Inconnus (il faut juste remplacer poooollution, par fruuustration) dans la tête, que je quitte l’ACF, ce vendredi 11 février 2011, sous les coups de 17h34. Précision qui n’a aucune importance en soi, je vous l’accorde.
Petit retour en arrière. Mu par ce fameux instinct sadomasochiste qui me pousse depuis un an maintenant à participer à quelques gros tournois lives, je m’inscris au WPT-EFOP de Paris, à 5000 euros. Une coquette somme que je ne lâche pas seul, puisque je suis staké par plusieurs autres joueurs. Par principe, je rechigne à claquer plus de 2000 euros pour ce qui reste à mes yeux une improbable loterie, où l’edge se réduit à mesure qu’on progresse dans le tournoi.

Je vais être tout à fait sincère : à mes yeux un « tournoi live » combine plusieurs inconvénients pour un cash gamer online. En premier lieu, un tournoi est bien plus aléatoire, la variance bien plus forte, la fruuuustration bien plus élevé. Je me demande même jusqu’à quel point un tournoi live, ce n’est pas 99% de fruuuustration.
Vous vous faites éliminer en début de tournoi ? C’est quand même ballot d’avoir lâché une telle somme pour jouer si peu de temps (sans parler de ceux qui parcourent des centaines, voire des milliers de kilomètres pour disputer un tel événement).
Vous vous faites déstacker peu avant la bulle ? Cela signifie que vous avez joué plusieurs jours pour peanuts, que dalle, nada, des clopinettes, des clous, des nèfles !
Vous sortez peu après la bulle ? Vous avez gagné à peine plus du buy-in initial alors que si vous aviez passé autant de temps en cash game, avec la réussite que vous avez connu (pour être ITM, il faut du bol), vous auriez amassé bien plus !
Vous êtes en finale mais sortez rapidement ? L’échelle des prix est telle que vous faites une très mauvaise opération financière, si près du but en plus…
Vous terminez dans les trois ou quatre premiers, c’est-à-dire dans les places les plus juteuses sur le plan financier ? Certes… mais vous étiez si proche, vous touchiez du doigt la victoire finale dans un gros tournoi, quel dommage ! L’occase risque de ne pas se représenter de sitôt. Vous êtes dans le même état d’esprit que ceux qui tournaient la roue du « Millionnaire » et qui ne gagnaient « que » 100 000 francs. Souvenez-vous de ce jeu télévisé, où le candidat tournait une roue et pouvait gagner entre 100 000 et 1 million de francs. Si la boule s’arrêtait sur 100 000, la plupart des candidats cachaient difficilement leur déception, alors qu’ils venaient pourtant d’empocher une somme énorme.

Non, finalement seule la victoire est belle en tournoi. Chaque élimination est vécue presque comme une petite mort, dans une épreuve où il faut aller le plus loin possible mais où l’issue, hélas, ne fait guère de doutes. Sans omettre le fait que, la plupart du temps, une élimination se joue suite à un coin flip perdu, un horrible bad beat, voire une funeste erreur (un bluff raté ou un héros call à deux balles)… Ce qui n’est guère de nature à atténuer le sentiment de frustration. N’oublions pas enfin que dans environ 90% des cas (un peu moins si vous êtes un bon joueur), vous rentrerez brocouille d’un tournoi. Et que, cerise sur le gâteau, vous prenez aussi le risque d’entendre le gars qui vous a infligé une horreur hurler « Vas-y papa, tout pour papa ! » en tapant frénétiquement du poing sur la table. Une expérience toujours particulièrement traumatisante à vivre…

A cela s’ajoute la longueur et la lenteur du jeu en tournoi live. En cash game, vous jouissez d’une liberté totale. Vous jouez et vous quittez la table quand vous le souhaitez. Difficile de faire de même en tournoi (à moins de s’appeler Bruno Solo :slight_smile: ). Vous savez quand ça commence, jamais quand ça se termine. Et le jeu en live est lent, terriblement lent. J’en parle dans le bouquin que je viens d‘écrire, mais lorsque vous avez l’habitude de multitabler en 6-max sur Internet, se taper un Full Ring en cercle, c’est un peu comme prendre un vol Paris-Sydney sans escale, se coltiner un concert d‘André Rieu, ou pêcher sur le lac Karatchai. Cela peut paraître interminable…
D’autant que certains joueurs mettent parfois trois plombes à folder des mains, à poser leurs jetons, ou à prendre des décisions pourtant simples.

A vrai dire, je ressens presque de l’admiration pour ceux qui jouent régulièrement de nombreux tournois lives, sans l’appui d’un sponsor. Je mets à part les peoples ou ceux qui sont blindés de thunes, et viennent chercher leur rush d’adrénaline. Non, je parle ici des joueurs pro ou semi-pros qui souhaitent vivre du poker en jouant principalement (ou souvent) de tels tournois. Il faut avoir le cuir épais, le cœur bien accroché, une patience à toute épreuve, et même une passion inaltérable pour ce jeu. Et sans doute aussi un esprit très joueur, voire gambleur. A vrai dire, d’un pont de vue froidement rationnel, seul les joueurs sponsorisés ou souhaitant le devenir ont réellement intérêts à parcourir le chemin de croix d’un tournoi live. Les joueurs non sponsorisés espèrent ainsi acquérir de la visibilité médiatique, voire même une certaine notoriété en cas de grosse perf. Ce qui leur permettrait d’obtenir le précieux sésame, à savoir un contrat de sponsoring. De nombreux joueurs ont emprunté ce chemin avec succès, dont notre Valvegas national.

Quand aux joueurs sponsos, c’est évidemment tout bénef pour eux. Puisqu’ils ont tout à gagner et (quasiment) rien à perdre. Avec qui plus est de gros gains potentiels en perspective. Dans cette configuration, il est sans doute beaucoup plus intéressant - dans tous les sens du terme - d’enchaîner les gros tournois lives. Mais pas forcément moins frustrant pour autant…
En étant sponsorisés, ces joueurs ressentent par ailleurs un autre type de pression. Valvegas, Manub ou encore Nicolas Dervaux l’ont évoqué récemment dans le Podcast PA : tous souhaitent ardemment être à la hauteur des attentes de leur sponsor, d’autant que leurs perfs sont généralement suivis de près par les différents coverages. Nicolas nous confiait ainsi la semaine dernière qu’il jouait de façon beaucoup plus prudente avec un sponsor derrière lui, histoire de ne pas se faire éliminer trop rapidement. Ce qui n’est évidemment pas la meilleure manière d’aborder un tournoi.
Je me doute que beaucoup d’entre vous, en lisant ces dernières lignes, se diront qu’ils sont tout à fait prêt à endurer ce type de pression pourvu qu’on leur paie les plus gros tournois internationaux. Certes… Néanmoins, cette pression du résultat existe bel et bien, notamment pour ceux qui n’ont pas la certitude de voir leur contrat de sponsoring renouvelé.
Or, la variance au poker, on le sait, peut être terrifiante. Elle l’est encore plus en tournoi. Et bien plus encore en tournoi live. A vrai dire, je pense qu’il faudrait même toute une vie pour un joueur de MTT live (qui ferait une bonne quinzaine de gros tournois par an) afin d’avoir un aperçu réaliste de ce qu’il vaut vraiment. Même si vous êtes un excellent « tournament player », vous pouvez aisément vous taper des séries de 15 ou 20 tournois sans place payée. Je me souviens ainsi de la première année chez Winamax d’Antony Roux, alias « Tall», sans aucun résultat à la clé. Antony est pourtant l’un des tous meilleurs joueurs français. Et pendant ce temps-là, Jamie Gold était sacré champion du monde (un titre qui m’a toujours fait tiqué) en remportant le Main Event des WSOP…

(Seconde partie)
En un an, j’ai participé à huit tournois live (1000€ ou plus). Et je pense avoir expérimenté toute la palette des émotions possibles. Ainsi que toutes les formes d’éliminations : suckout en début de tournoi, flip qui ne passe pas à la bulle, ITM ou encore… pas d’élimination, j’ai quasiment tout connu. Petit flashback.

En janvier 2010, je participe à la finale du France Poker Tour (le fameux FPT remporté par Valentin), à l’Aviation Club de France. Après avoir presque doublé mon tapis, je saute dès le quatrième niveau pour un pot énorme face à joli spécimen de poisson d’eau douce. Mon adversaire surjoue complètement sa troisième paire et son tirage ventral. Nous partons à tapis à la turn, alors que je possède le set max en main. Vilain touche l’un de ses quatre outs à la river et j’esquisse alors le même sourire que Ségolène Royal au soir du second tour des Présidentielles 2007.
Groggy, je rentre illico à la maison et revois dans ma tête les images d’Appolo Creed, terrassé par Ivan Drago dans Rocky 4. Et ce, même si mon bourreau du jour ressemblait davantage à Jacky Nercissian du « Narcisso Show » (pour les connaisseurs), qu’à Dolph Lundgren.

Le mois suivant, je joue le 2000€ des EFOP, toujours à l’ACF. J’arrive dans les places payés et saute aux alentours de la 13e place (sur 18). Le méchant balance la couscoussière au flop avec TPTK après ma relance initiale avec une double paire. Le sort décide d’offrir un brelan à la turn à mon adversaire, avant d’en rajouter une couche avec un full à la river. Ce qui franchement, n’était pas nécessaire.
Je remporte moins du double de mon buy-in initial et rentre penaud, avec un goût un peu amer dans la bouche. Je cède quelques secondes à la tentation de me dire que si mes deux paires avaient légitiment tenu jusqu’au bout, je n’aurais pas été très loin du chip lead. Je me ressaisis aussitôt et chasse ce type de pensée complètement stérile. Car avec des « si », on gagnerait probablement tous les tournois… Je préfère relativiser en me disant que mon adversaire avait grosso modo 6,5 outs pour me passer devant d’ici à la river, ce qui lui donnait tout de même une chance sur quatre. J’ai connu des bad beats plus morbides.

Au printemps, direction le lac Léman pour le 2000 € à Evian. Les trois nuits offertes au Royal Evian plus la proximité d’un golf mythique me décident à parcourir plus de 600 bornes pour jouer ce donkament. J’ai un joli rush et quadruple rapidement mon stack initial, ce qui me propulse en position de chip leader après le premier tiers du tournoi. J’élimine l’ex-joueur de foot Jean-Philippe Rohr après l’avoir lâchement New-York Back Raisé avec ma paire d’As. L’ancien milieu de terrain, qui a mon respect éternel car il a foulé les mêmes pelouses que Safet Susic, décide de me 4-bet à tapis en pur bluff avec une poubelle (j’avais montré un 4-bet light peu de temps auparavant). Bref, tout se passe pour le mieux et je refuse même, au cœur de la nuit, de me laisser perturber par la Top Paire d’isabelle Mercier.
Le lendemain, je traverse le Sahara du poker, collectionnant pendant plusieurs heures les poubelles les plus abjectes. Un désert de cartes qui, rappelons-le toutefois, est plus la règle que l’exception à ce jeu. Je me mets en mode « survival » et parviens même à remonter mon tapis peu avant la bulle, pas loin de la moyenne. Le drame se nouera quelques instants plus tard. Nous sommes répartis en deux tables de 7 joueurs et c’est la bulle. UTG, je relance avec mon AK. Un lointain sosie d’Antony Delon me 3-bet. C’est accessoirement le plus gros stack de la table et je sais qu’il profite de la bulle pour me foutre une pression maximale. J’hésite pourtant quelques secondes. Une petite voix me dit que ce serait ballot de se faire buster maintenant après plus de 18 heures de jeu. Autant attendre que la bulle éclate. Une autre voix, celle de la raison, me répond illico qu’il hors de question que je la joue petite b… et que l’objectif n’est pas de finir dans les places payées, mais de gagner le tournoi (il y a pas loin de 60 000 € à la gagne), ou tout au moins dans le tiercé de tête. Je sais que vu la profondeur des tapis et le contexte (il y a un pourcentage non négligeable de 3-bet light dans la range adverse), je dois y aller sans hésiter. Je balance la sauce et Antony me paie avec JJ. Le pot est énorme mais aucun As ou Roi ne vient à ma rescousse. Je ne montre rien, poker face oblige, mais je suis K-O. Un camion vient de me rouler dessus et un javelot m’a traversé de part en part. Je resterai hagard de très longues minutes, ce qui me fera même prendre l’autoroute direction Genève, au lieu de Paris.

Courant juin, je remets le couvert pour le 3000 € à Haussmann. Je passe le day 1 au-dessus de la moyenne. Le day 2 est plus serré, dans tous les sens du terme. A ma gauche, une personne de forte corpulence me presse imperceptiblement vers ma droite. Le problème, c’est qu’à ma droite se trouve la catégorie au-dessus, en la personne de Roger Hairebedian. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’étouffe, mais j’ai l’impression d’être plongé au cœur de la mêlée, ou de me retrouver dans le métro parisien en heure de pointe. J’arrive toutefois à me saisir de mes jetons, et à les balancer au milieu, pour mon premier coin flip à tapis, deux places avant la bulle. Un flip perdant qui me laisse évidemment de nouveaux regrets, d’autant que Basou est mon associé sur ce tournoi. Je me dis que si j’avais fini dans le Top 3 du tournoi, j’aurais pu lui permettre d’arrêter de grinder les petites limites online. C’est donc doublement dommage.

Fin septembre, alors que je suis seul chez moi un samedi soir, je décide au dernier moment de me rendre à Wagram pour le 1000 € deepstack. Je ne sais pas à quel sauce les dieux du poker vont cette fois-ci me croquer et me prépare déjà par avance à une sortie, qui sera sans doute douloureuse. Je ne souffrirai pourtant à aucun moment puisque je vais tout simplement remporter le tournoi, épuisant au passage mon réservoir de chance pour les dix années à venir. Un week-end idyllique que je raconte dans mon précédent article : http://www.poker-academie.com/forum/cercles-et-casinos/un-week-end-napoleonien.html

Fin octobre, retour à l’ACF, pour le Holdem Series à 3000 €. Ironie du destin, je me retrouve à la même table que Basou, lequel égrène les couleurs de son nouveau sponsor (Eurosportbet). « Je joue un freeroll », plaisante-t-il avant de débuter les hostilités. De fait, le jeune padawan entre dans presque tous les coups et me contraint à jouer plus serré que d’habitude. Le Basou Fou, double, triple, quadruple son tapis, puis perd la moitié de celui-ci, redouble, redescend, triple, perd les trois-quarts du tapis, remonte illico, puis replonge… Il me donnerait presque le mal de mer pour le coup. Mais son frêle esquif, si près de prendre définitivement le large, restera finalement en rade avant la fin du Day 1. Je passe pour ma part la première journée, avec un peu moins de la moyenne des jetons. Le lendemain, short stack, je limp sournoisement mes 20 BB avec AK en début de parole. La table est agressive et les relances fréquentes. Deux joueurs limpent derrière. Le bouton, également petit tapis, balance prestement ses 21 BB. Je paie et il montre JT. C’est la première fois que tout mon tapis est en jeu. Le plus difficile dans l’histoire n’est pas de voir un Dix apparaître au flop. Mais d’entendre mon adversaire, d’un âge déjà avancé (Angel Besnainou, un habitué des cercles parisiens, pour les connaisseurs), hurler, je cite : « Ouais papa, il fallait avoir les couilles de le faire ! »

Le mois suivant, je prends mon jet privé en direction d’Enghien pour la finale du Barrière Poker Tour, à 2200 €. Le premier jour se passe parfaitement puisque je termine parmi les chip leaders. Le lendemain ressemblera à l’équipe de France version Domenech : une lente descente aux enfers, peu d’occases, des centres derrière les buts, aucun tir cadré. Bref, c’est pas joli à voir. Je traverse le désert de Gobi mais suis toujours vivant, à une douzaine de places de la bulle, alors qu’il y avait plus de 300 participants au départ. Ceci dit, je suis sous perfusion et attend le moment propice pour tenter de doubler mon tapis. A la même table que Dhorasoo (le futur vainqueur du tournoi), je ne touche rien de rien pendant deux heures, même pas le moindre As. Ni même un Roi. Il faut dire que tous les As ou les Rois sont apparemment réservés par Vikash. Ah si, finalement je touche une splendide paire de Deux au cut-off, qui me donne presque un début d’érection. Une réaction qui semblera peut-être excessive à certains d’entre vous. Mais lorsqu’on traverse un désert, la moindre goutte d’eau qui tombe procure une sensation voluptueuse. Bon, le problème c’est que devant moi, ça relance, surrelance, et part à tapis. On va peut-être attendre un petit peu avant d’envoyer la sauce.
Les antes me grignotent, tels des piranhas, et les blinds arrivent avec leur botte de sept lieu. Je franchis presque le seuil critique, en deçà duquel mon tapis sera beaucoup trop réduit. UTG+1, je découvre K2o et crie Aline. Après tout, j’ai l’image d’un gros nit depuis deux heures. Sur un malentendu, ça peut passer. Un joueur me paie avec 77 et mes 29% d’équité ne suffisent pas. Je viens de jouer presque 20 heures au poker pour des cacahuètes. Je me lève, non sans une certaine dignité et salue avec solennité les membres de ma tablée. Cela donne quelque chose de ce genre, le costume en moins et les cheveux en plus :

De retour dans mon jet privé, pris dans les embouteillages, je refais le match, comme après chaque tournoi. Ai-je joué parfaitement ce coup-là ? Est-ce que je n’aurais pas mieux fait de payer à ce moment précis à la river ? Ne valait-il pas mieux induire un bluff ici ? Relancer à la turn là ? Dans ces moments précis, je me situe aux frontières de l’autisme, et ne perçoit ni n’entend plus rien autour de moi. « Oh, oh…», heureusement pour ma santé mentale que je ne joue pas énormément de tournois finalement.

On arrive enfin à ce fameux dernier tournoi, le WPT Paris. Je dispute le day 1, mercredi. A ma table, je retrouve le tenant du titre, Hugo Lemaire, ou encore Stéphane Gérin, un joueur sponsorisé par Sajoo (et ancien sponsorisé poker777). Il y a également trois Scandinaves. Mais deux d’entre eux sont beaucoup trop tights weaks. Seul le troisième semble vraiment bien maîtriser son sujet. J’opte pour ma tactique habituelle en début de tournoi. Les tapis étant profonds, j’entre dans de nombreux coups, 3-bet régulièrement et montre un ou deux bluffs histoire de me créer une image à table. C’est sans doute la stratégie optimale pour tenter de remporter un tournoi. Si vous visez avant tout une place payée, vous pouvez rester plus prudent et attendre les bons spots. Si vous voulez aller chercher la gagne, il faut prendre davantage de risques dès le départ, et tenter de monter le plus de jetons possibles. Inutile de vous dire que l’échelle des prix d’un tournoi fait que, d’un point de vue purement mathématique, il est nettement préférable de claquer une victoire et de faire 5 bulles, plutôt que d’atteindre 5 fois les places payés et de faire une bulle. Dans cet évent, seul 10% du champ est honoré. Le vainqueur remportera 244 000 €, le runner-up 174 000 € et le troisième larron 113 000€. Les 18-14emes recevront 8700 €, soit même pas le double du buy-in initial. Et les 10-13emes, toucheront 13 000 €. On comprend ainsi mieux pourquoi seul le podium d’un tournoi d’environ 200 joueurs est vraiment fructueux.

Comme lors de la plupart de mes donkaments précédents, ma première journée se passe bien et la réussite est de mon côté.
Je montre un premier bluff à la river à Hugo Lemaire et continue de relancer de nombreux coups. Seuls Hugo et le Scandinave tentent de s’interposer. Ce sont clairement les deux meilleurs joueurs de la table. Les autres ne prennent pas beaucoup de risque. J’ai presque doublé mon tapis initial lorsque Hugo, au bouton, me 3-bet. Visiblement, il trouve que je joue trop. Je le 4-bet. Il fold et je lui montre J9. Ce sera la seconde et dernière fois que je montrerai un bluff. Mon image est scellée, il faut désormais que je livre le moins d’infos possible.
La journée avance. Stéphane Gérin perd le second d’une série de trois coins flips et se plaint de ne jamais gagner un coin flip. Sur un board avec deux Valets et deux Dames je mets 2000 dans un pot de 4000 en plein bluff avec hauteur Dix. Mon adversaire scandinave, l’un des deux tight weaks, me check/raise instantanément à 30 000, provoquant quelques sourires à table. Seul Stu Ungar peut caller ici, voire Raymond Domenech. Comme je ne suis ni l’un ni l’autre, j’opte pour un fold précautionneux.

Une vieille connaissance arrive à ma gauche. C’est Vikash Dhorasoo, qui a toutefois beaucoup moins de jetons qu’à Enghien. Il émerge à 6000, alors que le tapis initial était de 25 000. Visiblement, Vikash semble plus concerné par le match France-Brésil qui passe sur l’un des écrans muraux de l’ACF. A ma droite, un Asiatique est encore plus short stack et trépigne d’impatience. Il est 21h30 et c’est le dernier coup avant le dinner break, qui durera pas moins d’une heure et demi. Les blinds sont 200/100 et les antes 50. Au cut-off, le joueur asiatique balance prestement ses 4000 derniers jetons. Au bouton, je reçois KQs. Ma petite expérience naissante des tournois lives m’a fait remarqué que beaucoup de shorts stacks avaient tendance à craquer ou à jouer très light juste avant une longue pause ou la fin d’une journée. Histoire de se dire, soit je double, soit je me casse. Je pressens également que Dhorasoo, derrière moi, risque fortement de balancer lui aussi son tapis. Je paie sans trop hésiter et Vikash, comme prévu, jette négligemment tous ses jetons au milieu, dans l’espoir de tripler. Il m’oblige à rajouter 2000 chips de plus, mais c’est pour la bonne cause. Mon voisin de droite montre A8, l’ex-footballeur retourne T2s à carreau. Le pot fait mine de rien plus de 16000.
Le flop 29Q m’est favorable. Un 3 de carreau, à la turn ajoute un tirage couleur à Dhorasoo, et accessoirement un peu de suspense, dont je me serais bien privé. A eux deux, mes adversaires ont tout de même 16 outs, si mes calculs sont bons, pour me priver d’un joli pot. La river sort une brique qui me permet d’aller dîner avec le sourire. Là aussi, par expérience, je sais combien il est pénible de partir en pause juste après avoir perdu un gros coup, histoire de bien ressasser cette mésaventure.

Les hostilités reprennent tard dans la soirée, pour deux ultimes niveaux. Au bout de quelques minutes, Tristan Clemençon nous rejoint, avec un tapis d’environ 20 000. Une vingtaine de coups se déroulent lorsqu’UTG, le joueur Winamax décide de relancer. En MP, je découvre KK et opte pour un 3-bet. La parole revient à Tristan, qui après une bonne minute de réflexion (un peu d‘acting ?), envoie tous ses jetons au milieu. Il a QQ et le miracle n’a pas lieu pour lui. Je termine la journée à 70 000, alors que 60% du champs de joueur a été éliminé et que la moyenne se situe à 55 000.

En jetant un œil sur le coverage winamax, le lendemain, je découvre avec un peu d’étonnement le passage sur l’élimination de Tristan : Poker Winamax - Reportages - Winamax
« Tristan Clémençon rejoint notre point presse, placé au milieu du couloir de l’ACF. Et ça, c’est jamais bon signe. « Deux Dames contre deux Rois », se contente de glisser le joueur du Team Winamax pour justifier son élimination. « Je suis déçu », poursuit Tristan, « j’avais réussi à doubler mon tapis sans Snowdon depuis la pause repas. Mais la rencontre contre ce joueur était inévitable : on l’avait déjà vu 4-bet. avec Valet-Neuf plus tôt dans la partie… »
Une question me taraude. Comment Tristan savait-il que j’avait 4-betté avec J9 alors qu’il n’était pas à table à ce moment-là, et que ce coup avait eu lieu plusieurs heures auparavant. Et alors qu’il n’a discuté avec aucun des autres joueurs à table lorsqu’il était parmi nous ?
J’envoie un petit message à mes stackeurs sur Degen4life, le forum privé des joueurs pro et semi-pros français. J’écris, pour déconner, que j’ai éliminé 18,7% du Team Winamax et que le lendemain, je m’occuperai de Manub, encore en course.

Le day 2 a lieu vendredi. Il y a encore du beau monde. J’arrive à une table où je reconnais Antoine Saout, toujours aussi bavard. Je retrouve Nicolas Gérin, ainsi que Jean-Paul Pasqualini, le très sympathique joueur corse avec lequel j’avais ferraillé à Haussmann l’été dernier. Il y a aussi mes deux joueurs scandinaves tights weaks. Ainsi que Fabien Perrot, alias Fabpokeras sur Poker Académie. « Salut Mizar… » Une voix chaude et grave souffle sur ma nuque. Un court instant, je crois reconnaître Barry White. Mais mon cerveau reptilien me rappelle aussitôt que les probabilités sont extrêmement faibles, car celui-ci est décédé il y a quelques années. Je me retourne et découvre Benoît Fechner, le rédacteur en chef de Poker VIP, mon acolyte sur les premiers podcasts Poker Académie. Il me souhaite bonne chance. C’est hélas peu de temps avant que celle-ci décide de me faire faux bond.

Je suis transféré à une autre table et me retrouve nez-à-nez avec Manub. « La prophétie va-t-elle se réaliser ? », me glisse le joueur Winamax. « Tu crois que c’est un signe ? » lui réponds-je en souriant. A table, je reconnais également Jérôme Zerbib. Mais gros problème : je ne connais personne d’autre. Et cela m’enquiquine au plus haut point. Le tournoi est maintenant assez avancé, la pression des blinds et des antes se fait de plus en plus forte. Et il est toujours plus hasardeux d’affronter des joueurs dont ont ignore tout, alors que les tapis sont globalement peu profonds. Je passe les deux premiers orbites en ne jouant que deux mains. D’abord parce que je reçois des poubelles. ensuite parce que je veux profiler mes adversaires avant de jouer avec des mains marginales, ou tenter éventuellement un move. J’identifie trois fishs à table. Deux d’entre eux ont déjà placé un énorme overbet au flop (genre 30 000 dans 6000) face à deux adversaires. Je commence à avoir l’image d’un nit , il est temps de bouger. Je passe directement du point mort à la quatrième. Je relance de plus en plus de coups et deviens très actif à table.
Le moteur s’est-il emballé ? Toujours est-il que je perds près de la moitié de mon stack suite à un pot 3-betté preflop avec la troisième couleur contre la deuxième couleur. Puis lâche un quart de mon tapis sur un flip face à un short stack.

L’alarme est déclenchée, le plan hors-sec lancé. Je me mets en Defcon 2. Je n’ai plus guère le choix. Je fait le compte : je dispose désormais de 33 000 jetons, soit à peine la moitié de mon stack du début de journée.
Nous sommes huit à table et mon image est désormais très loose. En milieu de parole, je relance à 2700 avec AJo. Au bouton, Jérôme Zerbib paie, ainsi que la petite blinde. C’est un spot idéal de 3-bet pour Manub qui, à la grosse blind, ne se fait pas prier. Il 3-bet à 8900. Je pense qu’il y a une petite moitié de 3-bet light dans sa range. Je n’ai certes pas une premium mais ma main se défend assez bien face à la range adverse et les stacks/ratio sont trop tentant. Il y a grosso modo 18 000 de dead money potentielle au milieu et il me reste 30 000. Face une range assez forte (99+, AQ+), j’ai 30% d’équité. Il me suffit que Manub fold une fois sur trois sa main sur mon 4-bet pour que mon move soit sensiblement EV+. Il y a aussi la possibilité que Manub décide de payer avec une main inférieure en raison de la cote. Il y a enfin le card removal effect qui fait que la probabilité que mon adversaire détienne un As (et donc AK ou AQ) ou un Valet (et donc JJ) dans sa range est quelque peu réduite.
Je compte mes jetons. J’hésite quelques secondes car il reste la toute petite possibilité que Zerbib se soit embusqué avec une belle main en espérant un squeeze. J’estime que ma fold équité est réelle et je dois prendre des risques (calculés) si je ne veux pas rejoindre l’armée des zombies que sont les shorts stacks, contraints d’attendre un bon spot pour doubler. Je shove, les deux autres joueurs foldent et Manub instacall. Aïe ! Je dévoile AJo et le joueur Winamax ne semble pas trop mécontent. Il retourne… TT. Finalement, nous sommes tous les deux plutôt satisfaits. Mon adversaire redoutait sans doute une overpaire, et moi je ne voulait pas voir une premium ou AQ. C’est donc sur un vulgaire et inéluctable coin flip que va se jouer la suite de mon tournoi. Nous nous souhaitons mutuellement bonne chance mais aucun As ni Valet ne vient à ma rescousse. La prophétie s’est bel et bien réalisée, mais dans l’autre sens !
Tout est allé si vite. J’ai perdu tout mon tapis en une petite demi-heure, je n’ai pas eu le temps de souffrir.

Je ressens à nouveau la même déception que lors des éliminations précédentes. Mon crâne pèse plus lourd que le reste de mon corps. Je descends les escaliers de l’ACF le nez dans les chaussures. Pourtant, j’ai passé le day 1, je ne sors pas sur un bad beat et les place payées étaient encore assez éloignées. Hormis un improbable succès, est-il finalement possible de quitter un gros tournoi live sans aucun remords, ni regrets ? Pour quelles raisons, moi qui suit plutôt zen face à l’adversité lorsque je grind online, est-ce que je digère aussi mal chaque élimination dans les minutes qui suivent ? Sans doute le manque de bouteille dans ce type de tournois. Mais aussi, indéniablement, le fait de jouer staké ici. Dans une discipline foncièrement individualiste, le staking ajoute une dimension collective assez sympa à vivre. Vous savez que d’autres gars vous soutiennent, comptent sur vous et vous n’avez pas envie de les décevoir.

Je pénètre dans le parking où est garé ma voiture. J’avais acheté préalablement au guichet l’option « 24 heures » à 16,80 € car les parking sur les Champs ont un tarif horaire qui coûte un bras ( dans les 3,80 € de l’heure de mémoire). Bad choice. Je n’avais pas prévu de me faire éliminer aussi vite. Je démarre ma voiture, me regarde dans le rétroviseur et fait face à un constat qui m’inquiète : je me rends compte qu’en fait, le désarroi qui suit l’élimination d’un tournoi est proportionnellement quasi égal en terme d’intensité à la joie que m’a procuré mon succès à Wagram. C’est grave docteur ?

PS n°1 : GG à Manub, qui termine juste après la bulle (17e), même s’il doit être déçu de ne pas avoir atteint la table finale.

PS n°2 : C’est encore sous réserve, mais je commenterai probablement la table finale de ses WPT Paris, qui seront diffusés en direct sur Poker Académie via le replayer, mardi prochain. Nous pourrons suivre ainsi en temps réel les coups disputés par les différents joueurs.

Ca c’est du pavé :stuck_out_tongue:

Je lirai tout ça demain pas le courage à 3h30 :frowning:

Du haut de mon statut de petit grindeur de sng micro, j’ai juste envie de dire: “ty Mizar”. :wink:
C’est toujours intéressant de lire ce que peuvent ressentir les joueurs pros sur le circuit live.

Vi interessant et … ben bien écrit en fait!

Merci :slight_smile:

Toujours un plaisir de te lire!
J’aurais préféré te voir en TF.
Merci de m 'avoir fait un ptit coucou qd tu passais acheter ton ticket WPT.
Depuis que Basou et toi m’avaient touché l’épaule, 100% d’ITM, dont une maigre 17eme place au EFOP omaha.

++

super ce post merci mizar

Superbe récit, toujours aussi agréable à lire :wink:

Merci

Parfois le chemin est dur,
quand on est pas ITM, on percoit mieux la valeur des choses(putain de parking!! 3,80 de l’heure)

Le poker c’est l’enfer, mais si tu as la bankroll pour jouer à de tels buy in , ok!

c’est toujours un plaisir de lire tes posts… d’ailleurs il est en vente ton livre ? c’est quoi le titre ? bientôt en boutique chez PA ?

merci pour ce post très sympa!!!

Merci Mizar, très sympa à lire…

Merci Mizar pour ce post très intéressant.

A quand le blog ? :slight_smile:

j’ai tout lu, tout compris, et j’approuve TOUT ce que tu dis
et je pense en effet être un des mieux placé ici pour comprendre ce que tu dis : les joies, les peines et 90% de frustration

je suis entièrement d’accord avec tout ce que tu as écrit et en effet je ressens une certaine pression depuis que je suis sponsorisé

pas que Everest me le fasse ressentir, ils sont d’ailleurs plutot cool, me font confiance et me dise jamais rien sur mes prestations en tournoi mais c’est plutot moi qui me met la pression tout seul car je n’aime pas perdre, et j’ai envie de gagner pour moi, mes proches qui me soutiennent sans cesse, et même tous les gens que je ne connais pas personnellement et qui sont malgré tout derriere moi a chacun de mes tournois (facebook, poker academie, etc)

alors oui c’est vraiment tres difficile et tres dur psychologiquement et d’ailleurs sans être sponsorisé a part faire quelques events et être stackés je ne vois pas comment on peut faire que ça :blink:

mais quand ca passe et qu’on a la chance (oui j’ai bien dit la chance) d’aller au bout d’un tournoi la joie les sensations que cela procure sont uniques et si je continue c’est que :

  1. je joue en freeroll comme dirait basou meme si j’aime pas trop le terme freeroll
  2. je veux retrouver et regouter à cette sensation ultime de faire une TF et de gagner un tournoi
  3. j’ai l’ultime conviction que je peux gagner à nouveau de gros tournois et que cela arrivera tôt ou tard !
  4. je suis passionné de ce jeu et prend tellement de plaisir à me retrouver à une table, monter des jetons, évoluer dans le tournoi, me sentir pousser des ailes avec tous ces gens qui me font confiance et sont derriere moi (égo vous avez dit égo ?)
  5. je ne m’avoue jamais vaincu, j’ai un caractère tellement fort que je continue à y croire à persister car quand je décide d’entreprendre quelque chose j’arrive tôt ou tard au but que je m’etais fixé ! je suis un battant et c’est sans doute ma plus belle qualité !

tout ce que je peux souhaiter désormais à mon ami et confrère Mizar c’est de faire un jour ensemble une table finale afin que tu reprennes goût à ce type d’épreuves :slight_smile:

Superbe article, toujours aussi bien tourné, et vraiment très plaisant a lire :slight_smile:

Vivement mardi pour la TF!!!

tjr aussi gréable de te lire .

Article très interressant…la victoire est proche, il faut perseverer!!!

Toujours très agréable de te lire :wink:

Merci pour vos retours les gars…

mojito93 wrote:

Non pas encore, et le titre n’a pas encore été choisi (sans doute quelque chose du genre “poker quiz” ).