(Deuxième partie)
J’ai un grand respect pour le champion qu’est Tiger Woods. J’ai toujours été plus dubitatif en ce qui concerne le personnage. Rien à voir avec ses frasques récemment surmédiatisées. A ce sujet, j’ai toujours été effaré qu’on puisse juger la valeur d’un homme en fonction de sa fidélité ou de ses infidélités conjugales. Et le puritanisme des Américains sur ce plan est assez ahurissant vu d’ici.
D’abord, c’est avoir une bien piètre idée de la fidélité que de la limiter à une histoire de sexe. Ensuite, je rappelle toujours qu’Adolf Hitler était fidèle à Eva Braun (les historiens se disputent même encore pour savoir si ces deux-là avaient une sexualité), alors que Jean Moulin partageait sa vie affective entre trois femmes. Et, puisqu’on parle des Américains, George W. Bush n’a jamais été pris la main dans le sac, tandis que Bill Clinton ou John Fitgerald Kennedy étaient d’instatiables queu… coureurs de jupon. Pourtant, ils n’ont pas laissé la même trace dans l’Histoire.
Non, ce que m’a toujours gêné - et je ne suis pas le seul - chez Tiger Woods, c’est son agressivité mal maîtrisée, sa grossièreté sur les parcours (il jure souvent), son manque flagrant d’humilité (compréhensible toutefois lorsqu’on est le meilleur joueur de tous les temps), sa volonté de vaincre à tout prix, voire d’humilier ses adversaires, ou encore sa froideur envers le public et ses fans (il refuse de signer les autographes). Un gars comme Federer, son alter ego au tennis, a je trouve infiniment plus de classe.
Le n°5 Français, François Delamontagne, m’a un jour raconté une anecdote. Il y a cinq-six ans lors d’un gros tournoi à Dubaï auquel il participait, il avait été voir Tiger Woods, lequel s’entraînait sur le putting green. Un bout de papier et un stylo à la main, il s’est présenté et à demandé un autographe au n°1 mondial, en lui expliquant que cela ferait plaisir à son môme. Woods a grifonné le bout de papier et lui a rendu sans un mot… ni un regard.
De son côté Phil Mickelson a eu la douleur d’apprendre l’an dernier que sa femme souffrait d’un cancer. Un mois plus tard, il apprenait que sa mère était également touchée par cette terrible maladie. Du coup, forcément, on ressent un minimum d’empathie pour le gars. Inutile de vous dire que la grande majorité des Américains étaient derrière lui, pour cette dernière journée du Masters. Et pas que les Américains…
Mais bon, quittons cette interminable parenthèse historico-golfique et revenons à notre dimanche soir. Lorsque le dernier tour commence, je sais d’avance que je vais vivre passionnément l’événement, et que l’adrénaline sera au rendez-vous. Comme lorsque je joue au poker. Je décide donc d’adopter la même attitude qu’à une table de poker et de m’inspirer de la philosophie que ce jeu m’a poussé, progressivement, à développer. Car il s’agit, pour le coup, véritablement de philosophie. En l’occurrence : rester stoïque, si le résultat n’est pas au rendez-vous.
Lorsque j’ai débuté le poker, il y a maintenant quatre ans, je venais des Echecs. En d’autres termes, je suis passé d’un jeu où le facteur chance était infinitésimal à un jeu où le bol tient un rôle prépondérant sur le court terme (mais tend à disparaître sur le long terme). Je vivais extrêmement mal les bad beats et ressentais un très frustrant sentiment d’injustice. Or, le poker est un jeu où il faut faire face en permanence à des sentiments de ce genre. C’est ce qui le rend si violent d’un point de vue psychologique. Surtout si l’on y joue quasi quotidiennement.
Le stoïcisme est l’un des courants majeurs de la philosophie grecque antique. L’un des socles de la pensée des stoïciens consiste notamment à distinguer ce qui dépend ou pas de nous. (Marc Aurèle : “Ce qui dépend de toi, c’est d’accepter ou non ce qui ne dépend pas de toi.” ) . Epictete résume lui aussi parfaitement le truc lorsqu’il écrit : “Agis sur ce que tu peux modifier et accepte ce que tu ne peux pas modifier, voici le secret de la sagesse.”
Evidemment, on voit immediatement en quoi cet état d’esprit s’applique directement au poker. Ce qui dépend de nous, c’est le fait de prendre la meilleur décision, d’overlpayer son adversaire, de lire son jeu, etc… Ce qui ne dépend pas de nous, ce sont les cartes qui tombent et qui, parfois, peuvent s’avérer cruelles.
Dans le même ordre d’idée, les philosophes grecques distinguaient le “skropos” du “telos”. “Ouh là là, ça se complique” vous dîtes-vous peut-être en lisant ces lignes, "je préférais le passage où il se prend une contravention ou bien celui où il se fait 3 better par sa femme. Déjà qu’il nous gonfle avec son golf… ". Ce n’est pourtant pas si compliqué que ça. Il ne s’agit pas du nom des méchants dans Goldorak. Le “skropos”, c’est le but. Le “telos”, c’est la finalité, ou plus précisément l’action en vue d’une finalité.
Soit un archer, qui vise le centre de la cible. Son skropos, c’est de planter la flèche en plein milieu. Son telos, c’est plutôt de tout faire pour que la flèche atteigne la cible. Utiliser le meilleur matériel possible, avoir le geste technique le plus performant, bien respirer, se concentrer… Après, peu importe si un coup de vent empêche la flèche d’aller droit dans le mile. L’essentiel est ailleurs : c’est d’avoir fait le maximum pour atteindre son objectif, indépendamment des élements qui nous sont extérieurs.
Au poker, le skropos, c’est gagner le pot. Le telos, c’est faire son maximum, pousser son adversaire à l’erreur afin de rafler la mise. Après, tant pis si les cartes ne me sont pas favorables, cela n’est plus de mon ressort.
Evidemment, pour la sagesse antique, le telos supplante le skropos.
Toutes ces heures et ces heures passées à grinder sur le Net m’ont beaucoup appris sur moi-même. Et ne m’ont pas été inutiles. Elle m’ont permis de gérer au quotidien des situations stressantes, de mieux contrôler mes sentiments (notamment négatifs), d’accepter plus facilement les aléas, les frustrations, les injustices. De me détacher du résultat final pour me concentrer sur mes propres performances. Cela a eu du coup un impact positif sur ma vie quotidienne. Car lorsqu’on fait face tous les jours à des situations stressantes, frustrantes ou injustes, on appréhende plus facilement les mêmes situations dans la vie de tous les jours, on développe une forme de zénitude. On relativise plus facilement aussi.
L’une des techniques que j’ai également développé pour contrer le caractère impitoyable de ce jeu consiste à relativiser les bad beats, les mauvaises passes, les inévitables downswings. D’être froidement rationnel dans ces moments précis. Après tout, cela fait partie du job. Tout le monde est passé, passe ou passera par là. C’est inévitable et il faut l’accepter (de toute façon on n’a pas le choix). Il est vrai qu’avec le temps, l’expérience, le fait d’avoir vécu ces situations désagréables une multitude de fois… cela devient plus facile à digérer.
A contrario, lorsque je traverse une bonne période, que moi aussi je suckoute mes adversaires, que les dieux du poker me sourient… eh bien, je savoure pleinement les sentiments positifs que je peux alors ressentir. Je ne relativise surtout pas. Je profite. Cela me permet d’avoir un ressenti global plus positive du poker. De prendre à revers notre instinct naturel qui fait qu’on a tous tendance à etre marqué plus facilement par un bad beat que par un coup de pot.
Ah oui, au fait, c’est Mickelson qui a finalement gagné le tournoi, remportant ainsi son quatrième tournoi du Grand Chelem.Peut-être sa plus belle victoire. L’étreinte qu’il a eu apres son putt victorieux avec son caddy, puis surtout avec sa femme, a ému toute l’Amérique. Et pas seulement.
Je dois vous avouer que je n’ai pas du tout relativisé ce moment là. J’aurais pu, car après tout, il s’agit juste de foutre une balle dans un trou. Il y a pas de quoi en faire tout un plat. Mais non. Pourquoi réfréner sa joie ? J’ai eu la glotte. J’ai même, moi aussi, versé quelques larmes…
PS:
Pour les curieux ou les fans de golf, un montage de la dernière journée de Mickelson, avec une musique du Dernier des Mohicans. ET au 2/3 de la vidéo, le coup du siècle à Augusta (190 mètre derrière les arbres sur un par 5)
Les toutes dernières minutes du tournoi, sur la télé américaine: