(seconde partie)
Le poker est un jeu cruel, qui vous confronte régulièrement à des sentiments d’injustice et de frustration. Lao Tseu a écrit : “Celui qui parvient à contrôler les autres a du pouvoir. Celui qui parvient à se contrôler a encore plus de pouvoir.” Savoir gérer ses sentiments négatifs est sans doute la clé du succès à ce jeu. Un jeu où, la chance s’équilibrant de toute façon sur le long terme, l’aspect stratégique compte selon moi pour un tiers dans la réussite d’un joueur. L’aspect mental pour les deux tiers restant. Par mental, j’inclus l’empathie, la capacité à se mettre à la place de l’autre, à lire son adversaire, à ressentir comment il vous perçoit. Tout ce qui a trait au metagame en somme. Mais le mental, c’est aussi et surtout la faculté de garder la tête froide, de prendre les bonnes décisions, de ne pas tilter quelles que soient les circonstances. C’est-à-dire la résilience, qui est la capacité à encaisser les coups durs.
Au limites les plus hautes, là où évoluent les joueurs pros, il sera difficile de dégager un edge clair sur le plan purement stratégique. Certes, certains joueurs sont plus doués, plus créatifs, plus brillants que d’autres. Mais la plupart des joueurs de la NL400+ connaissent les bases stratégiques du poker. La différence se fera avant tout sur le plan mental, à terme. Je connais quelques joueurs extrêmement brillants qui vont perdre en une journée ce qu’ils ont accumulé en six mois. Parfois pire. Ce jeu est tellement féroce qu’il est difficile de garder toujours la tête froide. C’est pourtant cela qui fera la différence à la fin de l’année.
On me demande de temps à autre si la difficulté principale dans la vie d’un joueur de poker ne réside pas dans l’incertitude de la fin de mois, dans le fait de ne pas savoir combien on va gagner. Et si l’on va gagner. Pas du tout, en ce qui me concerne en tout cas. D’abord parce que les métiers qui offrent un revenu irrégulier sont légions. Que ce soit un avocat, un commercial, un tennisman, un commerçant ou encore le chef d’entreprise d’une PME, tous ne reçoivent pas des revenus réguliers mois après mois. Il peut même parfois y avoir des fluctuations assez fortes.
Non, la principale difficulté dans la vie de joueur de poker réside dans le fait qu’on encaisse des coups du sort régulièrement, voire quotidiennement. C’est parfois lourd à porter et à supporter, usant psychologiquement, assommant… Nombreux sont ceux qui explosent en plein vol, tôt ou tard.
Le poker est un jeu d’autant plus difficile à appréhender sur le plan mental que la psychologie humaine est faillible, manipulable, influençable, voire instable. Et les pièges sont nombreux. Ce qui nous caractérise ainsi tous, à des degrés certes divers, c’est notre incroyable vanité, notre tendance instinctive à nous croire le centre du monde. Bref, notre ego, surdimensionné par rapport à la réalité des choses. Mais si cet ego peut, dans certains cas, s’avérer une force créatrice ou positive, au poker c’est un fardeau. Savoir mettre son ego de côté, c’est là aussi l’une des clés du succès.
Parmi les nombreuses tendances de la psychologie humaine, il y a ce qu’on appelle le biais d’autocomplaisance.(ou biais égocentrique). De fait, nous avons tous tendance à attribuer nos succès à des causes qui nous sont internes : nos connaissances, nos efforts, nos capacités, etc… Parallèlement, nous avons une fâcheuse inclinaison à rendre responsable de nos échecs des causes externes, telles que la malchance, la malveillance ou encore la fatalité. Nous sommes ainsi naturellement enclins à interpréter les faits de façon à préserver la haute opinion que nous avons de nous-mêmes.
Par exemple, un mauvais joueur - au sens propre - qui a engagé et perdu une grosse partie de son tapis avec A5 sur un board contenant un As, face à un joueur plutôt passif jusque-là, va se dire : “Purée, je suis vraiment noir à ce jeu. A chaque fois que je touche mon As, mon adversaire en a un avec un meilleur kicker !”.
Autre erreur fréquente, où l’égo est directement en cause : le fait de montrer sa main après un bluff. Beaucoup ne peuvent pas s’en empêcher. Ils ne font pas ça pour vous manipuler ultérieurement (cela peut avoir un sens dans ce cas précis). Ils le font surtout pour vous montrer qu’ils vous ont bien eu et qu’ils sont vraiment trop forts. Evidemment, pendant ce temps, ils donnent surtout de précieuses infos à un joueur avisé.
Je lis souvent également qu’untel est un horrible bumhunter, qu’il hit and run ou table select comme un porc, parce qu’il a peur d’affronter les régulars. Mais si vous êtes le joueur le plus lâche du monde et qu’à la fin, c’est vous qui avez tous les jetons, et bien c’est vous qui avez raison sacrebleu ! A l’inverse, si vous n’avez peur de rien, n’hésitez pas à affronter les meilleurs joueurs, mais perdez de l’argent… vous avez certes prouvé que vous aviez des couilles, mais elles ne sont hélas pas en or !
Corolaire du biais d’autocomplaisance, “l’effet projecteur” est également un piège dans lequel nous tombons tous. Il s’agit ici de la tendance que nous avons à surestimer l’attention que les autres peuvent porter à nos actions ou à notre physique. Ainsi la plupart d’entre nous rechignera à allez acheter une baguette en charentaises, de peur de passer pour un gros cake. Alors que dans la réalité, la majorité des gens que nous croiserions, ne s’en rendraient même pas compte. Et pour ceux qui s’en rendraient compte, cela ne bouleversera de toute façon pas leur journée.
Au poker, l’effet projecteur rejoint souvent le biais d’autocomplaisance, notamment en live. De nombreux joueurs hésiteront à tenter un gros move ou à faire un choix audacieux, car ils pensent que tous les regards sont braqués sur eux durant cette partie. J’ai d’ailleurs remarqué qu’en cercle (ou en casino), les joueurs prêts à engager la totalité de leur tapis sur un gros bluff étaient rares. Le regard des autres, la peur d’un échec ressenti comme honteux, la nécessité de devoir se lever pour se recaver (ce que certains encaissent mal)… toutes ces manifestations de l’ego sont susceptibles d’inhiber beaucoup d’entre nous.
La psychologie humaine se démarque aussi souvent par une tendance à l’irrationnel et la soumission à une illusion. La supersition en est la manifestion la plus fréquente. Elle n’est que l’illusion de maîtriser le hasard, un hasard qui nous effraie parfois, l’illusion de contrôler les événements. Vous verrez des tas de joueurs s’asseoir toujours à la même place, emmener avec eux quelques grigris, porter toujours le ou les mêmes vêtements (ceux qui portent bonheurs), jouer ou jeter les mêmes mains et ce, même si cela reste foncièrement EV-. Selon Freud, l’illusion n’est qu’une croyance dérivée d’un désir humain. En d’autres termes, nous prenons nos désirs pour la réalité. Notons que, toujours d’après Sigmund, la religion et la croyance en un dieu tout puissant, bon et miséricordieux, qui nous a créé à son image et se soucie de nos prières (croyance partagée par une majorité des habitants sur cette planète) est l’illusion suprême. Alors même que les progrès de la science, l’observation des lois de la nature et de l’histoire de l’humanité rendent cette hypothèse parmi les moins probables…
Mais revenons au jeu. J’ai toujours été frappé de voir, dans les casinos ou les cercles, de nombreuses personnes armées d’un stylo égrener les derniers numéros sortis à la roulette ou au Punto Banco. Comme si cela allait leur donner des indices leur permettant de prévoir les prochains numéros. L’illusion des cycles de chance est très présente dans les casinos et au poker. Elle se nourrit d’un autre biais psychologique, le biais de confirmation (ou confirmation de l’hypothèse). Nous avons tous des convictions, des idées arrêtées sur certains sujets, lesquelles se heurtent parfois pourtant à la réalité. Nous aurons donc tendance à ne retenir que les faits, arguments, conséquences qui vont dans le sens de nos convictions comme étant la preuve que nous avons bien raison. Et à rejeter tous les faits, arguments, conséquences contraires, ceux-ci étant plutôt considérés comme l’exception qui confirme la règle.
Un joueur, persuadé que sa main fétiche est 75o, va jouer cette main dans toutes les circonstances et toutes les positions. Il va se rappeler de toutes les fois où sa main fétiche lui fait gagner de l’argent, et occulter les cas (sans doute plus nombreux pourtant) où il en perd. Evidemment, sur le long terme, il est peu probable qu’il gagne de l’argent avec ce type de raisonnement.
Idem pour le type qui va malencontreusement oublier son gri-gri magique, une paire de chaussette usagée des années 70. Cela va rendre sa soirée très inconfortable. Ce malencontreux oubli va être, à ses yeux, responsable de toutes ses pertes à table et ce, même s’il a perdu un gros coup en limpant UTG avec KTo. Il est même fort probable qu’il décide d’écourter sa session, persuadé que la chance le fuira toute la soirée.
Une autre chose m’a toujours profondément marqué : le fait que quelques uns des meilleurs joueurs du monde puissent dilapider des fortunes au craps ou à la roulette. Voire des joueurs comme Phil Ivey, Gus Hansen, David Benyamine et quelques autres perdre une grosse partie de leurs gains dans des jeux intrinsèquèment EV-, sur lesquels ils n’ont qui plus est aucune prise, a quelque chose de fascinant et d’inquiétant à la fois. Ces joueurs, qui au poker vont toujours tenter de prendre la meilleure décision, prennent derrière la pire décision qui soit. Jouer au craps par exemple, c’est un peu comme partir à tapis avec AK alors qu’en face, vous savez qu’il y a QQ. Vous pourrez toujours connaître des bonnes journées. Mais à la fin du mois, vous risquez fort de rentrer brocouille.
La quête de l’adrénaline, ce processus chimique en grande partie responsable de l’addiction, est évidemment le principal coupable. Un joueur professionnel est quotidiennement confronté à des rushs d’adrénaline, parfois très violents, ce qui crée un phénomène d’accoutumance bien connu. Il va rechercher cette excitation en dehors des tables de poker, multiplier les paris et autres side bets en tout genre, prendre toute sorte de risques… histoire d’obtenir sa dose d’adrénaline. C’est sans doute l’un des pièges les plus pervers auxquels sont confrontés ceux qui vivent du jeu, et plus généralement ceux qui sont soumis régulièrement à des situations de stress et de compétition, tels les sportifs de haut niveau. Nombreux sont ceux qui ont du mal à gérer la fin de leur carrière et tentent même parfois des come-back aventureux, afin de retrouver l’excitation qui faisait le sel de leur vie précédente. Difficile de s’occuper des enfants ou de lire des bouquins toute la journée quand on a été sous le feu des projecteurs et remporté sept Tour de France…
Les gros joueurs de poker - et notamment les plus jeunes joueurs onlines - sont enfin confrontés à un dernier risque, tout aussi pernicieux : celui de perdre la notion de la valeur de l’argent. Quand on perd et gagne régulièrement de grosses sommes, dans un monde virtuel, et lorsqu’on n’a jamais été confronté au monde du travail, à la vraie vie en somme, on risque très facilement de se déconnecter de la réalité. Et de difficilement la réintrégrer. Un jeune joueur de poker qui a arrêté ses études parce qu’il gagne beaucoup d’argent grâce au poker aura énormément de mal à se réinsérer dans la vie active en cas de coup dur. Difficile d’accepter de travailler huit heures par jour dans un bureau, de découvrir le nouveau monde merveilleux du “métro, boulot, dodo”, tout ça pour ne gagner que des clopinettes…
On le voit, le poker recèle tout un tas de traquenards psychologiques, de nombreux leurres, dans lequels nous risquons de tomber à tout moment. Car nous avons presque tous les même tendances. Ainsi, nous allons plus facilement ruminer nos bads beats que nous apesantir sur nos coups de chance. Une session gagnante va probablement, en terme d’intensité, nous procurer une satisfaction moindre par rapport à la frustration que nous allons ressentir en cas de session perdante. “Cool, j’ai gagné trois caves, c’est sympa…”, c’est moins fort que “Purée, quelle poisse, j’ai lâché trois caves, il faut absolument que je les récupère !”
Dans le même ordre d’idée, nous avons tendance à surévaluer la part de la malchance dans nos résultats, et inversement. Par exemple, si l’on gagne six 70/30 consécutifs, on va trouver cela normal. Après tout, on est à chaque fois bien devant, c’est normal, c’est juste de remporter le coup. Sauf que d’un point de vue purement statistique, il aurait été beaucoup plus juste de ne remporter que quatre confrontations sur six. En gagnant six 70/30 d’affilée, on a en fait pas mal de chance, ce qui ne nous saute pourtant pas aux yeux.
Autre inclinaison fréquente : le fait d’écourter ses sessions gagnantes et de rallonger celles ou tout va mal. Dans le premier cas, on tend naturellement à vouloir préserver ses profits, et le sentiment de bien-être qui va avec. On a peur de tout perdre. Dans l’autre cas, on veut absolument se refaire, récupérer la somme que l’on avait au départ. Certains ont beaucoup de mal à gérer cet état esprit et font parfois l’erreur fatale de monter de limite pour récupérer au plus vite les pépettes perdues.
Je ne reviens pas sur l’opposition entre le principe de plaisir et le principe de réalité, que j’évoque dans mon article précédent. Ce principe qui nous pousse instinctivement à jouer de nombreuses mains, pour le plaisir de jouer, alors que la froide raison doit nous inciter à être beaucoup plus tight.
Une dernière tendance marquante enfin, qui concerne surtout les joueurs gagnants : celle d’en vouloir toujours plus. "Ciltius, altius, fortius " (plus vite, plus haut, plus fort) disaient les Romains. Plus on gagne, plus on veut gagner, monter de limites. Au risque de se brûler les ailes. Mais aussi de ne pas profiter de ses gains, de tomber dans le tonneau des Danaïdes et une forme d’insatisfaction permanente…
Dans le sport, les meilleurs révèlent presque toujours un mental hors norme, une grande maîtrise de soi et la capacité à se sublimer dans les situations de stress. C’était le cas de Michael Jordan, capable de rentrer presque toujours les paniers décisifs lors du money time. C’était le cas de Tiger Woods, qui avait la capacité de rentrer tous ses putts lorsqu’il le fallait (à noter toutefois dans ce cas précis, qu’une grande maîtrise de son stress n’implique pas forcément une grande maîtrise de sa libido).
Enfin, au tennis, un gars comme Richard Gasquet est intrisèquement plus talentueux que Rafael Nadal. Mais le premier est très friable mentalement alors que le second est un monstre dans ce domaine. Résultat : l’Espagnol est n°1 mondial et se tape Shakira. Le Français, quant à lui, pointe à la 38e place et a réussi l’exploit d’être contrôlé positif à la cocaïne après avoir roulé une galoche à une inconnue.
Conclusion : au poker, comme au tennis, il vaut mieux être Nadal que Gasquet.