Quelle liberté pour les médias en Russie ?
17/04/2014 | Joséphine Comte.
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Françoise Daucé, spécialiste des médias russes, décrypte le paysage médiatique en Russie et les différents jeux de pression qui s’exercent sur les lignes indépendantes.
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« Le paysage médiatique russe est bien plus diversifié que ce qu’il porte à croire »
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FrançoiseDaucé
Françoise Daucé est chercheur au CERCEC et au CHEC (Centre d’histoire Espaces et Cultures). Elle étudie les relations entre l’Etat et la société en Russie.
Ses travaux portent sur les formes de domination politique, à la fois coercitives et libérales, qui s’exercent dans différents domaines : l’armée, la société civile et les médias.
Russie Info : Quel est le paysage médiatique en Russie ?
Françoise Daucé : Le paysage médiatique russe est bien plus diversifié que ce qu’il porte à croire et peut se diviser en trois catégories.
On trouve d’abord un certain nombre de médias contrôlés directement par l’État ou par des entreprises proches. Ce sont des médias dits « publics» car ils ont les moyens d’être particulièrement influents, avec – notamment - l’aide de la télévision. Depuis le début des années 2000, les principales chaînes russes sont pilotées par le gouvernement : Perviy Kanal, NTV et les chaînes du groupe Rossiya. Lorsque l’on pense à la télévision russe, on se réfère à celles-ci et à juste titre : la population visionne majoritairement ces programmes dont la ligne éditoriale est dirigée par l’État.
Pourtant, cela n’empêche pas l’existence d’une autre catégorie de médias qui se veut critique et indépendante. Novaya Gazeta dans la presse écrite et Echo de Moscou pour la radio en sont la représentation traditionnelle. Par la suite, on a vu se développer dans les années 2000 de nouveaux médias grâce à internet. Ce nouvel espace de liberté leur a permis de jouer un grand rôle dans les manifestations durant les élections de 2011- 2012. Lenta.ru, Gazeta.ru, le journal Bolshoï Gorod à la fois version papier et internet, Slon.ru ou la télévision en ligne Dojd… Bien que considérés comme marginaux au départ, ces titres dont l’accès au web est de plus en plus large ont finalement une audience incontestable. Une nouvelle presse critique était née, libre, portée par internet et autonome de l’État.
Enfin, on trouve entre ces deux catégories une gamme de journaux d’information générale relativement objective : le journal Kommersant, Vedomosti, Russki Reporter.
Russie Info : Dans le cas de l’annexion de la Crimée, la grande majorité des médias a salué l’événement. Dans quelle mesure l’Etat contrôle t-il l’information ?
Françoise Daucé : Nous avons assisté durant cet événement à une propagande particulièrement ouverte en faveur de la Crimée. Dans les médias d’État, la ligne éditoriale est fixée par le pouvoir. Vladimir Poutine a déclaré que les Russes de Crimée étaient en danger, menacés par l’expansion du fascisme en Ukraine, donc les médias publics – et surtout télévisés - ont véhiculé l’idée d’un devoir russe, celui de sauver ses ressortissants.
Face à cela, quelques journaux russes plus ou moins indépendants ont essayé de tenir une ligne éditoriale moins engagée. Sans remettre en question l’annexion, ils ont donné la parole aux différents partis, comme les pro-Maïdan à Kiev.
Mais il est vrai que l’on assiste à un contexte de pressions très fortes sur les médias, et des cas de rétorsions sur ceux qui suivent une ligne indépendante.
Russie Info : Justement, quelles sont les menaces qui pèsent sur les rédactions indépendantes ?
Françoise Daucé : Tout d’abord, il faut savoir qu’il n’y a plus de censure officielle comme à la période soviétique. A cette époque, la Glavlit (Главлит) - Direction Centrale de la Censure - était chargée officiellement d’interdire les journaux indépendants ou considérés comme dissidents.
Depuis la chute de l’URSS et la disparition de cette direction, il est impossible de calquer cet ancien modèle de contrôle soviétique des médias à la situation actuelle. Aujourd’hui, la censure n’est pas forcément directe mais déploie une palette extrêmement vaste de moyens de pression : autocensure, autocontrôle…
Les médias autonomes sont les premiers touchés car particulièrement fragiles économiquement : ils ne disposent d’aucune aide financière de l’Etat. Ils ont donc un fonctionnement d’entreprise à but lucratif à travers des subventions privées comme la publicité. Elle est indispensable à leur survie car première source de revenus. C’est dans ce rapport complexe que s’exerce le contrôle médiatique. Ce ne sont pas des pressions politiques directes mais des pressions économiques indirectes.
L’exemple de Lenta.ru est particulièrement flagrant. Durant le mois de mars, la rédactrice en chef de Lenta.ru Galina Timchenko a été licenciée. C’est une journaliste reconnue et respectée dans le milieu des médias russes. Son correspondant Ilya Azar avait publié une interview des représentants de l’extrême droite ukrainienne, dénonçant la tentative de prise de pouvoir russe en Crimée. L’organe de surveillance de l’Etat de la Fédération avait alors envoyé un avertissement au journal, l’accusant d’extrémisme. Au final, c’est le propriétaire privé de Lenta.ru, apeuré, qui a licencié Galina Timchenko.
C’est donc un ensemble de jeux qui ont visiblement un fondement politique mais qui s’exercent par l’intermédiaire de dispositifs juridiques ou économiques.
Russie Info : La situation de la chaîne indépendante Dojd illustre t-elle ce type de pression ?
Françoise Daucé : Le cas de Dojd est particulièrement intéressant car c’est une tentative originale de télévision en ligne et sur le câble, indépendante du pouvoir. C’est un modèle médiatique car ils sont les premiers à avoir réussi ce pari avec succès. Grâce à leurs formes journalistiques modernes et branchées portant un véritable sens politique, ils ont obtenu un auditoire important. Ils ont été particulièrement actifs durant les manifestations de 2011-2012.
Mais c’est également un produit économique. Son propriétaire Alexandre Vinokourov s’était clairement exprimé à ce sujet : grâce aux subventions et la publicité sur le câble et internet, la chaîne se devait d’être rentable.
En ayant un positionnement très critique avec la publication du sondage considéré comme anti-patriotique, Dojd a visiblement posé un problème dans le paysage médiatique russe. La pression s’est alors exercée de manière économique par l’intermédiaire des providers internet de la chaîne. Progressivement, tous les câbles qui la diffusaient ont suspendu son émission. Dojd se retrouve aujourd’hui sans revenus, c’est un bel exemple de pression indirecte.
Les employés ont parfaitement conscience du rôle de l’administration présidentielle dans ces événements, mais n’ont aucun élément concret pour le prouver. Ils font face à des arguments économiques, techniques et même immobiliers pour suspendre leur diffusion. Récemment, c’est leur contrat de location qui est arrivé à son terme sans possibilité de renouvellement. Les moyens de pressions indirectes sont donc innombrables.
Dans ces conditions, il est très difficile pour les médias indépendants de survivre car ils sont constamment susceptibles d’être soumis à ce type de pression. Pire encore, ils n’en connaissent jamais la provenance et le genre. Cela viendra t-il des publicitaires ? Des providers ? D’une alarme incendie déficiente dans les locaux ? D’un bail non reconduit ? La palette de contraintes est tellement large qu’ils ne savent plus d’où viendra l’attaque et comment s’en protéger.
Par ailleurs, les agences de presse « d’Etat » ont les moyens de recruter des journalistes particulièrement compétents, donc produire une information de qualité, élément qui joue incontestablement en leur faveur. C’est une source d’inquiétude supplémentaire pour les médias indépendants : en recrutant des journalistes d’opposition talentueux, Rossia Segodnia, Interfax ou Itar Tass assèchent la presse indépendante, énième exemple de censure indirecte.
Russie Info : Autre événement dans le paysage médiatique russe, la création cet hiver de l’agence de presse Rossia Segodnia (Russie Aujourd’hui) par Vladimir Poutine. Quel rôle jouera cette agence ?
Françoise Daucé : En Russie, il y avait trois principales agences de presse: Itar Tass et Interfax qui traitaient prioritairement des questions internes et de politique intérieure, et Ria Novosti tourné d’avantage vers l’international. On trouvait dans cette catégorie d’autres médias russes comme la chaîne de télévision Russia Today (diffusant en anglais à destination des pays occidentaux), et la radio nommée Goloc Rossii.
Vladimir Poutine a regroupé ces médias tournés vers l’international en créant une puissante holding publique issue de la fusion de Goloc Rossii, Russia Today et Ria Novosti. Deux raisons expliquent cette nouvelle directive, d’une part le besoin de rationaliser l’organisation de ces agences, et de l’autre, une reprise en main plus nette de la ligne éditoriale. En conséquence, ce remaniement a entraîné le licenciement d’un millier de personnes rien qu’au sein de Ria Novosti.
A la tête de la nouvelle agence Rossia Segodnia, un proche de Vlamidir Poutine a été nommé, Dmitri Kisselev, connu pour son profond nationalisme et son homophobie.
On ignore pour l’instant le véritable état d’esprit de la ligne éditoriale de Rossia Segodnia. Cependant, le gouvernement a plutôt intérêt à donner le champ libre à ses journalistes, sans quoi, son travail pour l’amélioration de son image à l’étranger sera infructueux.