Avril 2010 : le poker en ligne est autorisé en France. Un feu vert qu’attendaient les investisseurs pour s’embarquer dans ce nouvel eldorado. Les Français n’avaient cependant pas attendu le cadre légal pour s’y mettre : les joueurs étaient déjà nombreux sur les tapis verts virtuels.
Dès l’ouverture du marché, l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) a délivré des agréments à 11 opérateurs. Les anciens monopoles sont alors dans la course : la Française des jeux s’allie avec les casinos Barrière pour créer le site Barrière Poker et le PMU se lance avec PartyGaming.
D’autres groupes financiers tentent également leur chance : le groupe Mangas Gaming – détenu par l’homme d’affaires Stéphane Courbit et la Société des bains de mer (SBM) de Monaco – développe Everest Poker, TF1 ouvre son site EurosportBet dédié à la fois au poker et aux paris en ligne. Les grands acteurs mondiaux spécialisés sont bien sûr de la partie. Le site anglais Winamax est repris par le chanteur – et joueur de poker – Patrick Bruel et le fondateur du site Meetic Marc Simoncini, tandis que PokerStars confie la direction de sa filiale française à Alexandre Balkany, fils du député UMP Patrick Balkany.
Dégringolade des mises depuis 2011
Cinq ans après ce démarrage en fanfare, c’est peu dire que l’enthousiasme de départ est retombé : les derniers bilans économiques traduisent une profonde crise du secteur.
4,5 MILLIARDS Après une très forte croissance à leurs débuts, les mises enregistrées au poker en ligne n’en finissent plus de décliner, selon les chiffres de l’Arjel. Ces mises correspondent à l’argent investi dans les « cash games », où les joueurs peuvent quitter la partie à n’importe quel moment. En 2011, elles ont atteint leur pic, à plus de 6,5 milliards d’euros. En 2014, elles sont retombées à moins de 4,5 milliards. Pour autant, les joueurs boudent moins les tournois, dont les droits d’entrée connaissent une croissance assez continue. Mais ils restent très inférieurs au mise des cash games avec seulement 1,5 milliard d’euros généré en 2014.
Dégringolade des mises depuis 2011
Les 25 professionnels agréés en 2010 sont aujourd’hui 8. Les plus faibles se font faits évincer du secteur et seuls les leaders Winamax et Pokerstars tirent leur épingle du jeu en captant les trois-quarts des mises.
Ces deux sites, plus anciens et basés à l’étranger, attiraient des joueurs français avant même d’obtenir leur agrément auprès de l’Arjel. Et c’est bien ce que leur reprochent les autres opérateurs, comme l’a déclaré la Française des jeux avant de se retirer du marché : « On a laissé les opérateurs qui avaient acquis une notoriété et une part de marché dans l’illégalité poursuivre leur activité. Cela n’a pas permis à notre filiale de trouver sa place. »
17 sites de poker fermés
Résultat : même en réduisant leurs dépenses marketing et le budget dédié aux campagnes de communication, les sites légaux peinent à tenir leurs objectifs de part de marché. D’autant que le secteur est lourdement taxé. Le résultat d’exploitation global est finalement négatif : le poker en ligne finit 2013 avec une perte de 9 millions d’euros. C’est moins qu’en 2012 (où il perdait 35,6 millions d’euros) mais cela reste loin de l’essor formidable sur lequel les sites comptaient à leur lancement.
Certains ont donc préféré quitter la partie avant d’y laisser des plumes : c’est le cas de Partouche Gaming France et de LB Poker en 2013, pourtant deux grands noms des jeux de hasard. LB Poker était né en 2010 de l’association de la Française des jeux et de Barrière, le numéro un des casinos. En trois ans, la société avait accumulé 71 millions d’euros de pertes d’exploitation. Même destin pour Partouche Gaming, pourtant lancé par Partouche, autre poids lourd des casinos.
Comment expliquer la débâcle du poker en ligne ?
Moins de mises, moins de chiffres d’affaires, moins de sites, la crise qui secoue le secteur a vraisemblablement plusieurs causes.
Premier facteur : la fin d’un effet de mode
En 2010, le poker est en plein boom, les sites de jeux sont autorisés et les novices sont nombreux à tenter leur chance sur les tapis verts, virtuels ou non. A peine quatre ans plus tard, le nombre de joueurs va en diminuant.
Le directeur de l’Arjel, Charles Coppolani, déclare « l’effet de mode (…) passé » pour justifier la situation inquiétante du marché : « Au fond, le marché du poker en ligne est peut-être arrivé à maturité. »
Un argument régulièrement mis en avant mais à tempérer : ce n’est pas parce que les sites français autorisés sont désertés que la pratique du poker est abandonnée.
Deuxième facteur : la crise économique
Dans son dernier rapport, l’Arjel tient également les aléas de la conjoncture économique en partie responsables de la crise actuelle, les dépenses des loisirs des ménages s’en trouvant resserrées. Mais selon ce scénario, le chiffre d’affaires des paris hippiques et sportifs devrait également en souffrir. Or ce n’est pas le cas.
Troisième facteur : la concurrence des sites non autorisés
Le rôle de l’Arjel est de limiter l’accès aux jeux en ligne non agréés, déjà nombreux avant la promulgation de la loi. Cinq ans plus tard, l’Arjel déclare avoir fait « reculer de manière spectaculaire l’offre illégale ». Fin 2013, 833 sites se sont mis en conformité avec la loi suite à une mise en demeure, et 36 ont été bloqués par les fournisseurs d’accès à Internet.
47 % DES JOUEURS de poker admettent encore jouer sur des sites illégaux, d’après une enquête de l’Observatoire des jeux de 2012. Si la plupart de ces portails ne sont officiellement plus accessibles, mais les joueurs français parviennent visiblement à contourner ces interdictions.
Quatrième facteur : une fiscalité trop lourde
Les sites de poker en ligne paient une taxe en fonction des mises des joueurs : 1,8 % des sommes engagées sont prélevées. Pour redynamiser le secteur, l’Arjel préconise de déplacer la taxe sur le produit brut des jeux, l’argent non reversé aux joueurs. Une taxe qui serait plus adaptée à la situation du poker en ligne.
En fermant la porte aux sites étrangers non-agréés, la loi oblige les joueurs français à jouer uniquement entre eux. Qui dit moins de joueurs, dit moins de mises. Pour redonner une bouffée d’oxygène au poker, l’Arjel recommande d’ouvrir les liquidités des tables virtuelles à certains marchés étrangers, comme l’Espagne ou l’Italie, qui fonctionnent également avec des autorités nationales.
Cinquième facteur : des jeux peu attractifs
Le poker a plusieurs variantes, mais les seuls modes de jeux autorisés en ligne sont le « Texas hold’em » et le « Omaha à 4 cartes ». Un manque qui rend les sites basés à l’étranger plus attrayants aux yeux des joueurs.
Les acteurs du poker en ligne, et l’Arjel elle-même, réclament l’ouverture de l’offre légale à de nouvelles variantes, comme le « 7 Card Stud », le « Omaha à 5 cartes » ou le « Triple Draw ».
La législation anglaise, un modèle à suivre ?
Ailleurs en Europe, le poker en ligne fait pourtant le bonheur de nombreux opérateurs. Le Royaume-Uni est connu pour être une destination de choix pour les joueurs de haut niveau, malgré une législation durcie depuis octobre 2014 – outre-Manche, les salles de poker doivent désormais obtenir une licence et les revenus générés par les joueurs sont taxés à hauteur de 15 %. Mais l’Union européenne compte d’autres paradis du poker dotés d’une législation plus souple, comme l’île de Malte, l’Estonie, ou le Danemark.
Faut-il assouplir la législation en France ? Si rien n’est fait, le poker en ligne risque de continuer sur cette pente glissante. L’Arjel, consciente des problématiques du secteur, n’a qu’un rôle consultatif sur la question. La balle est désormais dans le camp du gouvernement, à qui appartient toute décision sur la fiscalité ou l’ouverture à de nouvelles variantes.
Leila Marchand
Journaliste au Monde
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