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POKER EN LIGNE
Les tricheurs mettent les sites au tapis
STEPHANE BARGE
Des cartes confidentielles, des joueurs non conseillés… ces règles de base ne peuvent pas être garanties par les opérateurs en ligne.
Six ans après la légalisation du poker sur Internet, les opérateurs n’ont toujours pas trouvé la parade pour contrer la fraude qui gangrène les tables virtuelles. Afin de rafler la mise, les truqueurs multiplient les coups tordus high-tech.
Al’époque du far west, le cow-boy qui se faisait prendre à une table de poker avec une paire d’as dans sa manche avait intérêt à courir vite. Sinon, ses adversaires dégainaient leur colt et le truffaient de pruneaux, conformément au règlement intérieur placardé dans un coin du saloon : « Étranger, si tu as abattu plus de quatre as, tu risques de l’être aussi. » Au moins, quand un joueur trichait, l’affaire était vite réglée!
Aujourd’hui, on ne peut pas en dire autant des discrètes manipulations opérées par les cyberfilous qui sévissent sur les tables de poker en ligne. Pour plumer des joueurs vulnérables et inexpérimentés, ces brelandiers du XXIe siècle ne s’en remettent plus à leur seule dextérité, mais à des techniques de fraudes high-tech, qui passent souvent inaperçues. Collusion électronique, cyberdon d’ubiquité, injection de chevaux de Troie afin de voir les cartes adverses, recours à des mouchards capables de profiler les joueurs et de repérer les proies idéales… Quand ils ne font pas jouer des robots à leur place !
« Le poker Internet, ce n’est pas du poker », résume Nordine Bouya, un ex-gambler qui s’est toujours bien gardé de miser le moindre kopek sur une table virtuelle. La règle de base, c’est que les cartes distribuées doivent rester confidentielles (vos adversaires ne peuvent pas les voir) et privatives (vous n’avez pas le droit d’être conseillé). « Les sites sont incapables de garantir cette intégrité », estime l’ancien flambeur, qui fait le récit de ses péripéties dans « Coups de poker, la gloire ou la mort » (Éditions Normales). Notre enquête le confirme. Sur les sites de poker, la triche est monnaie courante, et les opérateurs dépassés.
Cocaïne et cash machine. Récemment, durant plusieurs semaines, une bande d’une dizaine d’aigrefins, basée dans le Loiret, a ainsi pu soutirer plusieurs dizaines de milliers d’euros en écumant les tables virtuelles du site Winamax, numéro un français. Les arnaqueurs, qui avaient déjà donné dans le trafic de stupéfiants, avaient accaparé 180 comptes qu’ils ont d’abord alimentés en cash, avec des numéros de cartes bancaires volées. « Ces comptes multiples leur servaient à développer des techniques de collusion pour dépouiller leurs adversaires », nous confie Philippe Ménard, le commissaire divisionnaire à la tête du Service central des courses et des jeux (SCCJ). Concrètement, les complices se connectaient simultanément en se communiquant par messagerie instantanée des informations sur leurs jeux respectifs. L’entourloupe, bien connue des amateurs de poker en ligne, leur donnait un avantage décisif sur les gogos qui tapaient le carton à leur table.
À vrai dire, nous n’aurions pas eu vent de cette embrouille si nous n’avions appelé le SCCJ alors que leurs enquêteurs venaient tout juste de confondre les fraudeurs. Un vrai coup de bol, car les opérateurs portent rarement plainte. Quand, par bonheur, ils parviennent à déceler une supercherie, ils préfèrent régler ça en toute intimité pour ne pas ternir leur réputation. Cette omerta ne touche pas seulement les huit sites français de poker en ligne qui ont tous unanimement retoqué nos demandes d’interview. Elle est aussi favorisée par l’Autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel) qui refuse de s’étendre sur l’ampleur de cette triche comme sur la nature des moyens prétendument déployés pour la combattre. « Compte tenu de nos impératifs de discrétion et parfois de silence (sic) au regard de faits qui nous sont signalés (re-sic), nous ne pouvons dévoiler d’éléments qualitatifs ni quantitatifs, nous explique-t-on par mail. Les opérateurs sont extrêmement vigilants, puisque ce sont eux les victimes des fraudes. » Et les pigeons qui se font plumer, c’est du poulet?
L’an dernier encore, plus de cinq milliards d’euros ont changé de main sur les tables françaises. Sur ce terrain où une infime minorité de joueurs accaparent la grande majorité du pactole, tous ne luttent pas à armes égales.
Les opérateurs portent rarement plainte pour supercherie par peur de ternir leur réputation
Certes, certains sont plus doués que d’autres, et cela n’en fait pas des truqueurs malhonnêtes. Mais le poker on line n’est pas qu’une question de chance ou de talent. Surprenant? Dès 2009, la FBI’s Cyber Division pointait ses dangers. « C’est la porte ouverte à toutes sortes de manipulations, fustigeait alors son directeur adjoint dans un rapport. Les technologies qui sont à la disposition des joueurs favorisent la triche et le blanchiment d’argent. » Deux ans plus tard, le bureau fédéral faisait tomber trois sites… pour blanchiment.
Histoire de trusts Dans notre pays, l’affaire avait fait grand bruit, car deux de ces sites venaient de décrocher une licence auprès de l’Arjel. Le premier, Full Tilt Poker, a fini par la perdre dans l’Hexagone. Mais la filiale du second, PokerStars, a conservé la sienne. Sa survie en France doit beaucoup à l’entregent d’Alexandre Balkany, fils cadet du maire de Levallois-Perret. Placé début mai sous contrôle judiciaire pour une affaire de blanchiment sans rapport avec le poker , Balkany junior avait à l’époque été recruté à prix d’or par Mark Scheinberg, le fondateur de PokerStars, réfugié dans l’île de Man, un paradis fiscal situé en mer d’Irlande. Sa mission? Implanter et développer PokerStars sur notre territoire. Pari réussi.
Avec son rival Winamax, les deux sites trustent à eux seuls les trois quarts du marché français. C’est dire leur responsabilité vis-à-vis des clients qui déposent leur argent sur leurs sites dans l’espoir de le faire fructifier.
Contrairement à une légende tenace, entretenue surtout par les mauvais perdants, les opérateurs n’ont aucun intérêt à favoriser un joueur plutôt qu’un autre. Leur logiciel de distribution des cartes, homologué par l’Arjel, est régulièrement contrôlé, à l’aide de procédures standards, approuvées par des mathématiciens et des cryptologues. Le jeu est bien généré de façon aléatoire. Ceci n’empêche pas les chafouins de multiplier les roublardises pour gruger leurs adversaires. Parmi les plus prisées, car simples à mettre en oeuvre, les méthodes de collusion font intervenir plusieurs complices. Ceux-ci prennent l’avantage en échangeant des informations sur leurs cartes ou en élaborant diverses stratégies pour affaiblir leurs rivaux, qui n’y voient que du feu. Les tricheurs, qui communiquent via Skype ou par téléphone, peuvent également exploiter cette technique pour blanchir de l’argent. Il suffit que l’un des deux joueurs mise tous ses jetons sur une main faible, au moment où son comparse est le mieux placé pour remporter le pot, et le butin change de main. Dans le jargon, on appelle ça du chip dumping.
Filouterie organisée En solo, ça marche aussi grâce au multi-accounting. Cette fois, plutôt que de communiquer avec ses sbires, le filou ouvre plusieurs comptes qui multiplient d’autant ses chances de gain. Il dupe ainsi ses adversaires en leur faisant croire qu’ils opèrent contre des rivaux distincts, alors qu’il est seul à détenir les cartes. Tirer les ficelles de cinq comptes sur une table de cash game à six joueurs, par exemple, promet de plumer le sixième à coup sûr. Certains l’ont vite compris. « Un an à peine après la légalisation des jeux, confie le commissaire Ménard, un individu avait carrément créé 50 comptes sur le site de poker d’une filiale du PMU. » En un clin d’oeil, le lascar avait raflé un peu plus de 10000 euros. Les sites ont bien tenté de limiter cette pratique en exigeant une copie du passeport pour s’assurer que les comptes ne sont pas bidons, et en repérant les adresses IP des joueurs. Mais beaucoup s’inscrivent en faisant appel à des complices, parmi leurs proches ou leurs amis. Et quand ils jouent, ils masquent leur adresse IP en ayant recours à des réseaux privés virtuels.
Pour booster leurs profits, les escrocs savent aussi se muer en hackers. En utilisant l’attaque par déni de service, par exemple, qui consiste à bombarder de requêtes l’ordinateur d’un adversaire afin de le déconnecter. Pour l’opérateur, cela ne signifie pas que la victime a quitté la partie. Son avatar reste à la table de jeu et le croupier virtuel continue de lui distribuer des cartes. Mais le joueur visé est comme paralysé. S’il a misé de l’argent avant d’être neutralisé, son adversaire peut ainsi surenchérir sans crainte d’être suivi. La cible voit alors sa mise s’envoler. Dans un tournoi, elle perd aussi régulièrement ses blindes, ces mises automatiques dont les montants augmentent à mesure que le temps passe.
COMMENT PLUMER UN PIGEON AU POKER VIRTUEL (EN SIX LEÇONS)
Traqueurs de proies Et puis, il y a les logiciels. Comme d’autres, PokerStars a établi sa liste noire de ces trackers prohibés, des assistants souvent très pointus et en vente libre. Certains vont jusqu’à scanner toutes les tables d’un site pour dresser le profil de tous les joueurs. Avant même d’avoir joué la moindre main face à ses adversaires, l’aigrefin connaît déjà leur style de jeu. Sont-ils agressifs au point de relancer à tout bout de champ ou jouent-ils serrés en bluffant le moins possible? Ce profilage informatique s’avère aussi très utile pour débusquer le « fish », la proie idéale qui mise compulsivement et perd beaucoup d’argent. Encore plus efficaces, certains robots logiciels prennent la place de l’escroc à la table. L’an dernier, des bots se connectant depuis la Russie auraient ainsi réussi à ramasser près d’un million et demi de dollars sur Pokerstars.com, qui venait de rouvrir quelques mois plus tôt sur le territoire américain. Ces petits bijoux d’intelligence artificielle sont de plus en plus balèzes. Cepheus, par exemple, maîtrise à la perfection les duels de Texas Hold’em limit, une variante du poker où les mises sont limitées.
Les technologies favorisent la triche et le blanchiment d’argent, assure le FBI
Mais le nec plus ultra, pour embobiner ses adversaires, c’est de voir leur jeu. Voici deux ans, un pirate avait trouvé le moyen d’injecter un programme espion dans l’ordinateur de ses concurrents. L’infection se déclenchait par le biais d’un fichier transmis par mail… à la demande des joueurs invétérés. En ouvrant la pièce jointe, ces naïfs pensaient accéder à une sorte de Graal du poker, un logiciel miracle censé dévoiler les cartes de leurs adversaires. Mais au lieu de leur apporter la fortune, l’application déclenchait un cheval de Troie. Dès que ces « infectés » se connectaient à une table de poker, le pirate les rejoignait en jouissant d’une vue imprenable sur leur écran d’ordinateur. Ne lui restait plus alors qu’à les plumer en toute tranquillité. Rebelotte l’an dernier, avec le malware Odlanor, exploité pour attaquer les smartphones des joueurs accros. Et surtout, pour révéler leurs cartes. Six ans après la légalisation du poker en ligne, les opérateurs n’ont donc toujours pas trouvé de parade efficace contre ces tromperies. La cherchent-ils vraiment? Selon nos informations, confirmées par un ancien salarié du leader Winamax, jusqu’à très récemment, le groupe ne comptait que quatre agents chargés de détecter tous ces coups tordus. Pour un site fréquenté chaque jour par 2 000 gamblers, ça frise l’indigence. En avril, sous la pression de ses clients mécontents, le DRH de Winamax a fini par recruter un analyste « fraude et collusions ». Il risque d’avoir du boulot. D’autant que des joueurs d’autres pays pourraient bientôt être autorisés à s’inviter sur les tables françaises. Aujourd’hui, la loi l’interdit, mais l’Arjel milite auprès du gouvernement pour cet élargissement, poussé par les opérateurs qui rêvent d’augmenter leurs revenus. Dans les couloirs de la vénérable autorité, bien sûr, on soutient que cette évolution n’aurait absolument aucune incidence sur la triche ni sur le blanchiment…
Chiche, on prend les paris?
LE POKER POUR LES NULS
All-in Action de miser d’un coup tous ses jetons, quand on a un superjeu en main ou qu’on veut le faire croire à ses adversaires. Si le bluff réussit, on rafle le pot.
Blinde Mise obligatoire versée avant la distribution des cartes par les deux joueurs assis à gauche du donneur. Le premier s’acquitte de la petite blinde, le second de la grosse, qui vaut le double.
Cash game Partie qui autorise les joueurs à miser autant d’argent qu’ils veulent. On peut rejoindre ou quitter une table de cash game n’importe quand.
Enchère Mise faite par le gambler. On dit qu’il ouvre quand il est le premier à enchérir, qu’il suit lorsque sa mise égale celle du joueur précédent, qu’il relance quand il surenchérit.
Fish Joueur de faible niveau, toujours prêt à enchérir, même si son jeu est mauvais.
Flop Désigne les trois cartes posées au centre de la table après le premier tour d’enchères et communes à tous les participants.
Pot C’est l’argent au milieu de la table, qui représente la somme des blindes et des enchères effectuées durant le tour de jeu.
Rake Commission prélevée sur chaque pot par le site de poker.
Le bot. Vous pouvez le rendre actif à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Ce logiciel se connecte et joue à votre place. Il est particulièrement performant dans les parties d’un contre un.
Le tracker. Vous vous servez de ce programme pour scanner toutes les tables. Vous obtenez ainsi un profil très fin de vos adversaires avant même d’avoir joué la moindre main contre lui. Vous pouvez aussi repérer les proies faciles.
L’attaque pirate. Vous attendez que votre adversaire fasse tapis, puis vous déclenchez une attaque informatique par déni de service pour le déconnecter. Votre rival étant paralysé, il ne peut pas montrer ses cartes. Vous raflez la mise.
Même les pros trichent sur Internet ! Le Britannique Darren Woods a écopé l’an dernier de quinze mois de prison ferme pour avoir dupé ses adversaires, pendant des années, sur plusieurs tables de poker virtuel. BONCEK IMAGES