Call mourant vs hero fold : pourquoi est-il si difficile de coucher une “belle” main ?

Call mourant vs hero fold : pourquoi est-il si difficile de coucher une “belle” main ?

Décryptage psychologique du hero fold et du call mourant grâce à des mains récentes d’Alexandre Luneau et de… Patrick Bruel. (Pouvez-vous deviner qui a hero fold et qui a payé perdant ?)

Les mains d'exemples

L’idée de cet article m’est venue en visionnant le dernier épisode des Winamax Live Sessions, quand Bruel s’est senti obligé de payer le check raise river de Thi avec sa double paire, alors qu’il se sait perdant.

A 20:30

Il ne bat aucune main qui value et vilain a 0 bluff dans sa range. Mais, fidèle à sa caricature des Guignols, il paie, perd, et whine.

Cela m’a fait repenser à deux hero folds d’Alexonmoon. Le premier, tiré lui aussi des Winamax Live Sessions, a été commenté en long et en large sur le forum. Pour faire court, Luneau insta fold top set, choquant les commentateurs et les autres joueurs à table, alors que c’était un move évident pour lui.

A 20:30

Le deuxième s’est déroulé lors de la session Twitch de Luneau, à laquelle avait participé notre membre Askinanich, dont je vous invite à lire ou relire le passionnant  Une idole, un kiff, un shoot : Compte rendu de ma session contre Alex Luneau. Le résumé du move : Luneau fold 2ème set avec une cote de 10:1, car il est convaincu que vilain a forcément quinte avec 8-6.

A 2.48:47

Si pour certains ici, le call de Bruel est une grossière erreur et les fold de Luneau des moves évidents, on s’est tous retrouvés à un moment dans notre progression, à ne pas savoir coucher des mains “belles mais perdantes”. Ce que je vous propose dans cet article, ce n’est pas des commentaires détaillés de ces mains là, mais une analyse de la psychologie derrière le hero fold et le call perdant.

Surestimer le taux de base

Dans la vie de tous les jours, une erreur fréquente est d’oublier le taux de base. Un exemple caractéristique est les faux positifs en médecine. Imaginons une maladie qui touche 1 personne sur 10 000 et un test pour la détecter qui soit fiable à 99%. Mauvaise nouvelle : votre test est positif. Quelle est la probabilité que vous soyez malade ? La réponse intuitive est “ben 99%, t’as dit toi même que le test est fiable à 99%”. Mais la bonne réponse est un peu moins de 1%.
Explications : sur 10 000 personne, 1 seule est malade et quand elle passe le test il sera (très sûrement) positif. Sur les 9 999 sains, environ 100 auront aussi un test positif. Donc si votre test est positif, vous avez environ 1 chance sur 101 seulement d’être malade.

Au poker, on constate souvent l’erreur inverse, c’est à dire la surestimation du taux de base. Le taux de base étant la probabilité de gain de votre main face à une main random. Quand les cartes viennent d’être distribuées, le range adverse est en effet constitué de toutes les mains possibles (moins celles comprenant vos cartes, évidemment). A chaque fois qu’il move, son range se resserre et il faut changer notre probabilité de gain en conséquence.

C’est le principe fondamental du poker mais il est trop souvent oublié. C’est une des raisons pour lesquelles chez les débutants AA est une main qui “souvent gagne peu, parfois perd beaucoup”. En recevant AA, on a en tête les 85% de gain face à une main random et beaucoup se value cut avant de crier au bad beat alors qu’ils ont commis l’erreur de ne pas changer cette probabilité à chaque nouvelle information (cartes du board et moves adverses).

Revenons sur le call de Bruel. Double paire, c’est souvent une main gagnante.
Avec sur un board sa main à 75% de chances de gain face à une main random (Il perd contre tous les 4, les quelques couleurs et le peu de sets / doubles paires supérieures). Mais l’adversaire n’a pas une main random. Quand on considère qu’elle a open préflop, bet/call le flop, check turn et check/raise la river on doit revoir totalement son range et notre proba de gain.

On pourrait longtemps débattre de ce coup, notamment pour savoir à quel point le x/r river de Thi est bon, sachant que Bruel pourrait très bien avoir des mains comme , , (il y a une prime pour remporter un pot avec 7-2) et que même si c’est Patrick en face, il y a vraiment peu de mains que Thi bat qui paient la relance, considérant qu’il a check back le turn. Même le bet de Bruel est clairement sujet à débat.

Mais bref, je vais laisser les habituels commentateurs de PA analyser cette main dans le thread, ce qui nous intéresse ici est que le call de Bruel est catastrophique et très sûrement basé sur une réflexion du type “deux paires c’est quand même une belle main, je paie”.

L’effet de possibilité.

Il est très difficile de se représenter les petites probabilités. D’un point de vue mathématique, il est évident qu’un évènement qui a une probabilité de 1% est 10 fois plus probable qu’un évènement qui a une probabilité de 0.1% et 100 fois plus probable qu’un autre qui a une probabilité de 0.01%, mais psychologiquement, il est très dur de ressentir ces écarts et d’agir en conséquence. Dès qu’un évènement a une probabilité faible, on le met dans la catégorie “c’est possible”, et on traite des probas de 0.000001% comme des probas de 1% voire 10% ou plus encore. Qu’une personne joue au Loto ou à Euromillions, elle se dit “c’est possible”, elle ne se dit pas qu’il y a 6 fois plus de chances de gagner au Loto qu’à Euromillions et que dans les deux, le bet est Ev-. Les deux tirages sont perçus comme équivalents, avec une proba de “c’est possible” ou de “on sait jamais”.

Au lendemain des attentats de Bruxelles, je me sens obligé de dire que c’est une des explications à pourquoi le terrorisme terrorise autant : on se dit qu’il est possible que ça nous arrive, à nous ou à un proche, peu importe la probabilité réelle. Le terrorisme, à l’instar des accidents d’avions, fait peur car “c’est possible”, même si on a bien plus de risques de mourir de la grippe.

Un processus similaire se met en place quand on a envie de payer perdant. On se dit qu’il est possible que l’adversaire bluffe, car en théorie cette probabilité n’est jamais nulle et on espère que cette probabilité, évaluée à “c’est possible”, nous donne la cote pour payer. A la place de Luneau, dans la main où il a set de 9 et que son adversaire shove face à son overbet, beaucoup de joueurs se seraient dit “Ok, il représente que 8-6, mais c’est possible qu’il bluffe et j’ai du 10 contre 1, j’ai forcément la cote.” Et après avoir perdu, ils auraient sûrement continué dans le déni “Bon là j’ai perdu mais à long terme ça doit être un call gagnant.”

Payer perdant avec une “belle” main est une des erreurs les plus communes chez les amateurs. En revanche, il faut veiller à ne pas tomber dans l’extrême inverse, et se level en voulant faire des hero folds : il peut être gratifiant de se dire qu’on a fait un fold à la Luneau, mais ça serait dommage que ça nous arrive à chaque fois que vilain bluffe…

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