Le championnat du Monde d’échecs expliqué aux joueurs de poker

Le championnat du Monde d’échecs expliqué aux joueurs de poker

Le championnat du Monde d’échecs expliqué aux joueurs de poker. 8 parties sur les 12 ont été disputées dans la finale du championnat du Monde de jeu d’échecs, un “freeroll à 1 million $ de prizepool”, qui oppose le Norvégien Magnus Carlsen, tenant du titre, à son challenger russe Sergey Karjakin. Décryptage en langage pokeristique.

Le jeu

Echecs et poker présentent de nombreuses similitudes. Les deux jeux sont souvent décrits comme des sports intellectuels, et l’on utilise la métaphore de “boxe assise” pour décrire tantôt l’un, tantôt l’autre.
Les joueurs d’échecs et de poker se ressemblent, tous menant la même vie, celle de joueur. Une vie faite d’entraînement grâce à des coachs, des logiciels, des livres et des magazines, de jeu en ligne seul devant son ordi et de nombreux voyages pour les tournois live. Les deux types de joueurs trouvent la plupart de leurs amis dans leur communauté, avec qui ils s’entraident et s’entraînent. Dans les deux catégories, l’élite mondiale est constituée de millionnaires, mais la majorité des joueurs pros et semi pros, s’ils ont la chance de vivre de leur passion, connaissent une forme d’insécurité voire de précarité que certains qualifieraient de bohémienne. D’ailleurs, beaucoup de ces joueurs se reconvertissent en entraîneurs, afin d’assurer un revenu pérenne.

Une partie d’échecs peut-être comparée à un SNG heads-up en No-Limit, avec tout de même des différences de taille :
Il est possible de faire match nul, et c’est d’ailleurs le résultat le plus fréquent à haut niveau.
Même quand on a l’avantage, une seule erreur peut faire perdre la partie aux échecs, tandis qu’au poker, si l’on a plus de jetons que son adversaire, un all in perdu peut coûter cher, mais jamais plus que le stack adverse.
Le facteur chance est limité aux échecs. Même si les échecs sont un jeu à information totale, beaucoup de joueurs admettent qu’il y existe une part de chance. Certains, pour se démarquer des jeux de hasard, préfèrent parler de “réussite”.
La variance est moindre. Corollaire du précédent point, aux échecs c’est très souvent le meilleur qui gagne. Même sur une seule partie, un débutant n’a absolument aucune chance de ne pas perdre contre le champion du monde.

Il n’est pas surprenant que nombre de joueurs cumulent les deux passions. Outre votre serviteur, citons Eloi Relange, cofondateur de PA et Grand Maître, James Obst auteur d’un hero fold de légende au dernier ME des WSOP et +2 millions de gain en tournoi est un excellent joueur, Ylon Schwartz est Maître aux échecs et affiche 5 millions $ en tournois de poker, la star déchue Gus Hansen est un joueur d'échecs décent, les meilleurs joueurs d’échecs français Maxime Vachier Lagrave, Etienne Bacrot, Laurent Fressinet sont tous amateurs de poker, et même Magnus Carlsen y joue régulièrement !

Les protagonistes

Magnus Carlsen

En une phrase 
25 ans, Norvégien, champion du Monde en titre

Style de jeu 
Small-ball, pot-control
Carlsen ne cherche pas à obtenir d’avantage dans les ouvertures (débuts de partie). En milieu de jeu, il évite souvent les complications, préférant les positions plus simples que son adversaire comprend, mais que lui comprend encore mieux. En finale, il est redoutable. Si après 6h de jeu et soixantes coups joués vous tenez encore l’égalité contre lui, bravo… mais il essayera de gagner jusqu’au bout et y parviendra très souvent. Au poker, ça donnerait un joueur assez loose mais passif préflop, refusant de faire gonfler le pot avec des 3 ou 4 bets, car il se sait le meilleur post-flop. Post-flop, il parvient souvent à placer son adversaire dans des nouveaux spots, le mettre face à des décisions difficiles, et cela sans risquer trop de jetons.

Principale qualité 
Il est l’incontestable meilleur joueur au monde actuellement, et même, d’après nombre de spécialistes, le meilleur joueur de tous les temps. Contre lui, aucune position n’est jamais simple, car il trouve les moindres subtilités pour poser des problèmes.

Principal défaut
Les nerfs. Carlsen est tellement fort qu’il n’a quasiment jamais connu d’énorme pression, car souvent, il a déjà gagné avant de pouvoir stresser ! Il a ainsi facilement remporté ses deux matchs de championnat du Monde contre Anand, avant la fin des 12 parties. En revanche, la fois où il a eu le plus de pression, en 2013 dans le tournoi des candidats, qualificatif pour la finale du championnat du Monde, il a perdu la dernière partie contre un adversaire moins fort et s’est qualifié uniquement car son concurrent direct a lui aussi perdu contre un autre joueur !

Sergey Karjakin

En une phrase 
26 ans, Russe (né en Ukraine), plus jeune Grand Maître de tous les temps

Style de jeu
Calling station, passif.
Dans ce match, Karjakin a décidé de jouer très passif, jouant avant tout dans l’espoir d’enchaîner les nulles. Pour filer la métaphore pokeristique, son espoir de gain est que Carlsen craque, boîte en bluff et qu’il n’ait qu’à caller pour gagner.

Principale qualité  
Les nerfs et le jeu en défense. Tant que Karjakin a encore “un pion, une chaise”, vous ne l’avez pas battu. La finale de la coupe du Monde 2015 (beaucoup moins prestigieuse que le championnat du Monde) en est un parfait exemple. Opposé à son compatriote Svidler, dans un match en 4 parties, Karjakin perd les 2 premières et se retrouve foutu dans la 3ème partie. Mais il résiste, finit par gagner et remporte la 4ème pour égaliser in extremis. Les joueurs doivent être départagés en 2 parties rapides. Karjakin gagne la 1ère, mais Svidler revient au score. Deux autres parties rapides sont prévues. Svidler remporte la 1ère mais Karjakin gagne la 2ème. Deux blitz (parties éclairs, ultra rapide) doivent départager les joueurs et Karjakin, au bout du suspens, remporte les deux et la coupe !

Principal défaut
Il est moins fort que Carlsen.

Le match

Le titre de champion du Monde est attribué au meilleur de 12 parties, avec des départages en parties rapides en cas d’égalité. Le gagnant remporte en outre 600 000 $ tandis que le perdant pourra se consoler avec 400 000 $ Il s’agit d’argent de sponsors, les joueurs n’ont pas de buy-in à payer ! A noter que ce prizepool est très modeste en comparaison des derniers championnats du Monde : 2.55 millions $ en 2013 et 1.5 million en 2014.

Les parties

Les deux premières sont des nulles assez tranquilles. Dans la 3ème puis dans la 4ème Carlsen prend un avantage décisif avec son style en “pot control”, mais le Russe défend avec acharnement et sauve une nulle miraculeuse. Carlsen prend des risques inconsidérés dans la 5ème et se retrouve très mal, mais Karjakin joue trop passivement et doit se contenter du partage du point. La 6ème et la 7ème sont des nulles assez logiques.

A plus de la moitié du match, celui qui était énormissime favori (80% sur les sites de paris) n’avait toujours pas pris l’ascendant. Il est arrivé à la 8ème partie avec l’intention de faire all in. Mal lui en a pris, c’était exactement ce que Sergey la calling station Karjakin attendait, il a payé les bluffs de Carlsen et remporté cette première partie décisive.

Il reste 4 parties à Carlsen pour se refaire, mais les pronostiqueurs ont changé de favori. Karjakin est maintenant à 60% de chances de devenir le nouveau champion du Monde !

Le tilt

Magnus Carlsen était en tilt pendant et après cette défaite. A la fin de chaque partie, les deux joueurs doivent assister à une conférence de presse. Carlsen y est allé, mais Karjakin tardant à venir (il répondait à des journalistes sur le chemin), Carlsen a simplement quitté les lieux. Cette absence lui coûtera 10% de son prix, donc soit 40k soit 60k…

Les sites

Les parties ont lieu à 20h en France. En Norvège, les parties sont retransmises et commentées en direct sur une grande chaîne télé, et font souvent 1 million de téléspectateurs, pour un pays de 5 millions d’habitants ! En Russie aussi il y a une retransmission télé, mais sur le câble. Ailleurs dans le monde, les aficionados se contentent d’une retransmission internet, sur l’un des nombreux sites proposant des commentaires en direct :
Le site officiel, World Chess  (payant)
La plateforme Chess24, (gratuit) qui est le site que je recommande.
Vous pouvez également trouver de nombreuses analyses en différé, notamment en Français sur la chaîne Youtube Blitzstream.

La combinaison de la victoire

Dans cette position issue de la 8ème partie, les blancs ont une dame, un fou et trois pions et les noirs une dame, un cavalier et seulement deux pions (les deux camps ont évidemment aussi leur roi). Matériellement, les blancs sont donc un peu mieux. Mais pour paraphraser Patrick, aux échecs l’important ce ne sont pas les pièces, mais ce que vous en faites ! En l’occurrence, les noirs sont gagnants sur un jeu précis, grâce à deux atouts : le pion situé sur la case a3, à deux cases de la promotion (un pion qui arrive au bout de l’échiquier peut se transformer en dame ou une autre pièce) et le roi blanc qui est mal placé et potentiellement en danger. Karjakin a trouvé la combinaison gagnante après quelques secondes de réflexion à peine :
52...a3-a2
Excellent coup, le seul qui gagne ! Le Russe menace de promouvoir son pion en dame, mais la dame blanche peut (et doit) le capturer ! L’idée de ce sacrifice est de dévier la dame blanche, auparavant située proche du roi noir, avant de lancer ses dernières forces à l’assaut du roi blanc ! Les coups suivants sont forcés :
53. De6 prend a2 Ce5-g4 échec 54.Rh2-h3 Dc5-g1 55.Da2-b2 échec Rg7-g6
Les joueurs auraient abouti à cette position

Les noirs ont deux terribles menaces : Dg1-h2 qui ferait mat et Cg4-f2 qui forcerait les blancs à donner la dame pour parer l’échec. Les blancs ont un seul échec à disposition, en déplaçant leur dame sur la case b6, mais elle se ferait capturer par la dame noire ! Dans la partie, Magnus avait tout vu après a3-a2 et savait que son adversaire avait lui aussi trouvé le gain. Lui faisant confiance, il a directement abandonné.

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