Lettre d’un fan à Doyle Brunson

Lettre d’un fan à Doyle Brunson

Cette missive est écrite par l’un de tes admirateurs, un joueur de poker parmi tant d’autres qui vit de l’autre côté de l’Atlantique. Tu vas bientôt avoir 80 balais, Doyle. Un âge canonique, a fortiori pour un joueur de carte. On ne va pas se mentir : toi et moi savons très bien que tu es de l’autre côté de la montagne...

Doyle Brunson Légende VivanteParis, le 12 mars 2012.

Cher Doyle,

Cette missive est écrite par l’un de tes admirateurs, un joueur de poker parmi tant d’autres qui vit de l’autre côté de l’Atlantique. Tu vas bientôt avoir 80 balais, Doyle. Un âge canonique, a fortiori pour un joueur de carte. On ne va pas se mentir : toi et moi savons très bien que tu es de l’autre côté de la montagne.

Ceci dit, comme l’écrivait si bien Tolstoï, « le temps qui reste à vivre est plus important que celui qu’on a déjà vécu ». Sais-tu quel âge avait Léon quand il a pondu cette épigraphe ? 80, oui 80 piges ! Tu noteras que j’ai eu la pudeur de taper « épigraphe » et non pas « épitaphe ». Je pressens déjà l’ampleur de l’hommage qui te sera rendu quand tu casseras ta pipe. Il faut dire que c’est un grand classique et ce, dans tous les domaines. Dès qu’un artiste, un homme politique ou un sportif connu clapse, un hommage souvent dithyrambique lui est rendu. Le gars se voit illico paré de tous les talents, toutes les vertus ; ses amis louent ses grandes qualités humaines, ses ennemis éventuels lui reconnaissent quelques mérites, tous les autres le regrettent.

Souviens-toi de Jean Carmet. A sa mort on nous a passé en boucle des extraits de La Soupe aux Choux. A écouter la grande famille du 7e art, c’était l’un des acteurs les plus doués de sa génération, presque l’égal d’un Jean Gabin ou d’un Lino Ventura… Oups, c’est vrai. La cote pour que tu connaisses Jean Carmet et la Soupe aux Choux ne doit pas excéder celle d’une backdoor ventrale à la river. Pour te résumer, Jean était une sorte de rake back pro du cinéma français. Un second couteau si tu préfères. Un regular de NL100, assez bon pour en vivoter. Mais pas vraiment un joueur de High Stake.

Un mythe vivant

Tu connais mieux que moi la nature humaine Doyle, pour l’avoir minutieusement observé pendant presque un siècle autour d’une table de jeu. Tu connais tous ses biais comportementaux. Et notamment cette tendance qu’on a tous à noircir le présent et à éprouver de la nostalgie pour le passé. Ce penchant à critiquer les autres de leur vivant, à ne distinguer que leurs mauvais côtés… puis à les célébrer une fois sous terre, à les voir sous leur meilleur jour. Un exercice quasi obligé à chaque fois.

Bref, tout ça pour te dire que je ne veux pas tomber dans cet écueil. Je souhaite te rendre hommage maintenant, de ton vivant. Et non pas avec tous les autres, qui ne manqueront pas de t’encenser, avec une sincérité plus ou moins feinte. D’autant que tu fais partie, dans ton domaine, de cette catégorie très rare des mythes vivants, avec Nelson Mandela, Mohamed Ali, Kirk Douglas, PP The Bandit ou encore Charles Aznavour.

Né au Texas, tu as connu l’ère du télégraphe, peut-être même des diligences, et en tout cas des pistolets sur la table… de poker. Toi aussi, comme bien d’autre joueurs, tu as songé à une carrière de sportif de haut niveau. Tes rêves d’occuper le haut du panier (de basket) se sont écroulés à 20 ans, en même temps qu’une plaque de plâtre sur ta jambe. Sans doute l’un des plus gros bads beats de ton existence, et dieu sait que tu as dû en connaître. Aujourd’hui encore, tu te déplaces rarement sans tes béquilles.

Et puis, un gars qui a passé plusieurs décennies sur les terrains de golfs pour se détendre après une partie de poker ne peut pas être foncièrement mauvais. Tu as écrit en 1979 Super System, qu’on a tout de suite décrit comme étant la bible du poker. Tu y as révélé de nombreux secrets de joueurs pros, notamment l’art du continuation bet, peut-être aussi rare à la fin des années 70 que la pratique de l’overbet de nos jours. Beaucoup de tes « collègues » t’en ont d’ailleurs voulu à cette époque.

Tu es surtout, Doyle, un exemple unique de longévité. Une authentique prouesse dans un domaine où les nerfs sont mis à si rude épreuve. Et pas que les nerfs. Immergé dans un univers d’argent et de tentation, où l'on côtoie plus facilement le vice que la vertu, l’espérance de vie d’un joueur de poker qui aurait touché ses premières cartes à 20 berges ne doit pas excéder de beaucoup celle d’un cheminot du XIXe siècle. Normalement, on ne peut pas sortir indemne de 60 années de poker. Les esprits de Stu Ungar ou Chip Reese, autres légendes du tapis vert, pourraient en témoigner…

Selon certains experts médicaux, l’adrénaline accélèrerait le vieillissement des cellules. Et au vu des rushs d’adrénalines que l’on se prend régulièrement en pleine poire à une table de poker, il y a de quoi s’inquiéter. Inutile évidemment de préciser, par ailleurs, que ce jeu est fortement déconseillé aux cardiaques. Et puis, rester assis de très longues heures devant un ordinateur ou dans une atmosphère enfumée, ce n’est pas la meilleure stratégie pour espérer battre un jour le record de Jeanne Calment. Je jetterai enfin un voile pudique sur la drogue et les putes, histoire que tu ne m’accuses pas d’aller trop loin et que tu ne jettes pas ma lettre à la poubelle avant de l’avoir achevée.

Le plus fort…

Non, normalement, on ne peut pas survivre à 60 années de poker au plus haut niveau. Sauf toi, Doyle. J’ai beau chercher, je ne vois aucun autre exemple où un type a tenu le haut du pavé dans sa discipline si longtemps. Peut-être Korchnoï, aux Echecs, mais ce vieux parano a quand même sacrément décliné passé 70 piges. On ne va pas s’extasier sur ton palmarès, et notamment sur ta victoire aux WSOP en 1976. Une époque où les footballeurs jouaient en petit short moulant et où les rugbymans étaient deux fois moins épais qu’aujourd’hui. Cela ne nous rajeunit pas. Non, inutile de s’attarder sur ton sacre. Tu le sais comme moi, le titre de champion du monde au poker a grosso modo autant de valeur qu’un bon d’emprunt russe, qu’un revers lifté de Yannick Noah, qu’une prédiction d’Elisabeth Tessier ou qu’un démenti de Bernard Tapie. D’autant, me semble-t-il, que vous étiez seulement une petite centaine à disputer ce tournoi à l’époque.

Non, le plus fort, c’est que tu aies pu vivre de ce jeu pendant des décennies et, malgré des hauts et des bas, accumulé des millions. Le plus fort, c’est que tu dégages cette impression de sérénité, presque de sagesse, à une table de poker. Jamais un mot plus haut que l’autre. Un calme, une poker face à toute épreuve. Un sourire parfois. La grande classe mec, comme dirait Barack Obama ! Le plus fort, c’est que tu sois encore capable de jouer de si fortes sommes après tant d’années. Et même que tu en aies encore l’envie. Tu sembles avoir gardé une passion, sans doute quelque peu émoussée, mais encore présente pour un jeu dont tu as fait tant de fois le tour. Il faut dire que pour arrondir tes fins de mois, tu n’as pas trouvé beaucoup mieux. Cela doit jouer !

Mais surtout, le plus fort, c’est que tu sois capables d’évoluer encore à un tel niveau. Quand je te regarde à l’émission « High Stake Poker », tu n’es visiblement pas là pour faire le show. Tu laisses ça à d’autres. Tu laisses Sam, Jamie ou Elie s’empaler en jouant 9 mains sur 10. Tu laisses Tom tenter des moves de l’espace. Tu n’es pas venu pour oser des héros calls ou des bluffs incroyables, dopé par la présence des caméras. Non, tu n’es pas là pour faire le spectacle. Tu es là pour prendre le blé. Tu as tout compris Doyle.

Il y a bien longtemps que tu as su mettre ton ego de côté, contrairement à bien de tes « collègues ». Tu as pigé que c’était l’une des clés du succès à ce jeu. Tu as aussi, sans doute, dépassé ce penchant instinctif qu’ont la plupart des joueurs à sous-estimer leurs adversaires et à surestimer… leur pomme. Tu as fait la différence entre gagner et briller. Tu l’as compris depuis bien longtemps, comme les Italiens au foot d’ailleurs. Oh ! On ne va pas jouer les hypocrites Doyle. Pas de ça entre nous hein ! Tu admettras avec moi qu’il est plus bandant d’assister aux bluffs réussis ou ratés de Tom Dwan dans cette émission, plutôt que de te voir grappiller, ici où là, quelques jetons. Mais de ça tu t’en contrefous, et tu as bien raison.

Le parti de l’efficacité

Quand j’étais gamin, j’adorais voir jouer Henri Leconte, tu sais ce tennisman français, voire franchouillard. Il me faisait vibrer comme aucun autre. C’était la bête noire de tous les meilleurs joueurs du monde, excepté McEnroe. J’ai même versé ma petite larme lorsque la France, en grande partie grâce à lui, a battu ton pays en finale de la Coupe Davis. A son époque, les meilleurs se nommaient Ivan Lendl et Mats Wilander. Ils étaient plus chiants à regarder. Mais ils ont trusté la place de n°1 mondial pendant des années et ont remporté 15 titres du Grand Chelem à eux d’eux. Riton, ou plutôt Leconte, n’a jamais gagné un tournoi majeur et a culminé à la 5e place mondiale (ce qui est très honorable en soi). Il était tellement plus brillant qu’eux, mais aussi tellement moins régulier, tellement moins efficace sur le long terme…

Toi, tu as choisi le parti de l’efficacité, du pragmatisme. C’est probablement l’un des autres secrets de ton incroyable longévité. Je n’ai rien contre Tom Dwan, ce jeune génie d’une vingtaine d’année. Mais je doute fort qu’il soit encore là où tu te trouves à 80 balais. Je vais même te faire une confidence. Si l’on devait m’obliger à staker ou à prendre des parts d’un joueur des « High Stakes Poker », c’est toi que je choisirais. Pas Dwan, qui me fout toujours un peu les jetons à une table pleine. Ni Ivey, Antonius ou encore Galfond, pour qui j’ai le plus grand respect. Non, c’est sur toi Doyle, que je miserais.

Dis-moi si je me trompe, mais n’es-tu pas le seul joueur à avoir terminé bénéficiaire dans chacune des huit saisons de « High Stakes Poker » ? Et puis j’ai une conviction. Si on t’achetait un ordinateur à la place de ta vieille machine à écrire, si on t’installait un bon tracker en t’expliquant ce que signifient chaques stats, si on t’offrait un monocle suffisamment grossissant pour voir les cartes sur l’écran, ainsi qu’un sonotone de qualité qui te permette d’entendre quand c’est à ton tour de jouer… et bien, je suis persuadé que tu ne serais pas ridicule face aux jeunes sharks onlines.

Pour conclure Doyle, je vais te raconter une petite anecdote. Lorsque j’étais ado, pendant des vacances d’été en Belgique (je sais, c’est balla), je pensais avoir une ouverture avec une jolie fille. J’avais emmené Ilse à un cinéma, voire Best of the best, un film d’art martial (j’étais déjà un romantique à l’époque). Pour tout t’avouer, mon objectif initial était moins de mater le film que de conclure. Comme on était à Anvers, le film passait en anglais… sous-titré en trois langues : français, allemand, flamand. Bon, du coup il ne restait plus beaucoup de place sur l’écran, mais j’avais trouvé ce long-métrage plutôt sympa à regarder. Je crois d’ailleurs qu’il y a eu plusieurs suites à ce film. Il n’y a en revanche pas eu de suite avec Ilse puisque je me souviens avoir pris un râteau monumental. Un grand moment de solitude qui m’a fait ressentir bien des années avant ce que l’on pouvait éprouver quand votre adversaire palpe l’un de ses deux outs à la river.

Tu dois te demander pourquoi je te raconte cette anecdote pourrie Doyle. Tout simplement parce que, pour moi, le « best of the best », c’est toi…

Je te pris d’agréer, Doyle, l’expression de mon profond respect.

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